Entretien. Directeur de la rédaction du Monde diplomatique, Serge Halimi était présent à notre dernière université d’été, où, en compagnie de Pierre Rimbert, il a présenté l’actualité de la critique des médias. Quelques semaines plus tard, le dialogue continue.
La critique radicale des médias a connu une deuxième jeunesse au moment du mouvement social de novembre-décembre 1995. Vingt ans plus tard, où en sommes-nous ?
Ce que nous disions des médias au moment de la grève des cheminots et des employés de la RATP contre le plan Juppé est encore plus vrai en ce moment qu’à l’époque. Nous mettions en cause leur rôle de rouage du système capitaliste ; ils en sont devenus les principaux acteurs. Et ils sont plus concentrés, plus puissants qu’hier. Nous mettions en cause leur nocivité au service de la pensée de marché ; notre jugement critique est plus largement partagé.
Le militantisme conservateur des grands groupes de presse s’est d’ailleurs transformé en action politique, directe, voyante, dès 2002 au Venezuela, puis au Brésil, en Grèce, en Italie, ailleurs. En France aussi, d’une manière outrancière qui a marqué durablement les esprits lors du référendum constitutionnel de mai 2005. Sans parler, plus récemment, du conflit social à Air France ou de la mise en avant systématique de ces problématiques « identitaires » (l’islam, le voile, l’alimentation dans les cantines scolaires, etc.) qui permettent de masquer la convergence entre droite et Parti socialiste sur les grandes orientations économiques mais aussi, volontairement ou non (et, au fond, peu importe), qui alimentent le moulin du Front national.
En somme, le bilan de ces vingt dernières années est contrasté. Nous n’avons pas réussi, dans la mesure où les grands médias représentent un adversaire encore plus puissant qu’avant, et un obstacle de plus en plus imposant sur lequel risque de buter toute tentative de transformer l’actuel système économique. Mais nous avons réussi, puisque, souvent en comptant d’abord sur nos propres forces (et alors que les partis de la gauche de gauche traînaient les pieds, y compris le vôtre…), nous avons fait des grands médias, et pas seulement de TF1, une cible prioritaire qu’un nombre croissant de gens jugent légitime et indispensable d’attaquer. Autant dire qu’aujourd’hui plus encore qu’hier, ne pas engager le combat contre eux constituerait une faute politique stratégique.
Mais qu’est-ce qui s’oppose encore à ce type de combat ?
En général, il faut lutter contre l’objection rituelle et paresseuse selon laquelle « c’est plus complexe », puisqu’il y aurait de bons médias et même d’excellents journalistes dans de très mauvais médias. Bien entendu. Mais, pour reprendre le mot de Michel Audiard dans le film le Président relatif aux patrons de gauche qui, comme les poissons volants, existent mais « ne constituent pas la majorité du genre », ce qui nous intéresse est l’effet de masse des médias, leur effet de structure. Pas la particularité d’un journal ou d’un site, ni la sympathie qu’on peut éprouver pour un journaliste particulier qui se présentera souvent à nous comme un franc-tireur dans sa rédaction.
Toutefois, là aussi je veux être optimiste. Il y a une vingtaine d’années, quand, dans le Monde diplomatique, nous avons systématisé une critique radicale des médias, avec l’appui de Pierre Bourdieu – et je n’oublie pas non plus le travail dans le même sens de vrais francs-tireurs comme Pierre Carles, Alain Accardo, François Ruffin, Daniel Mermet, Gilles Balbastre, ou de journaux comme PLPL, Le Plan B, ou d’une association comme Acrimed – nous partions presque de zéro. Pourtant, une vingtaine d’années plus tôt, en 1972, le Programme commun de gouvernement PCF-PS analysait : « Il existe une contradiction entre le caractère public de l’information et le caractère de plus en plus privé de la propriété des moyens d’information. […] Tant qu’un petit nombre de groupes financiers pourra contrôler les moyens d’expression comme les moyens de production, on ne saurait parler valablement de la liberté de la presse. Il faut donc soustraire l’information à la domination de l’argent. »
En 1995, la situation décrite par le Programme commun s’était sensiblement aggravée, alors même que la critique politique des médias avait quasiment disparu, y compris chez vous. Car même les partis révolutionnaires s’étaient mis à jouer le jeu de la médiatisation et avaient fait de la critique radicale des médias un point désormais secondaire de leur action (quelques lignes de pure forme dans un programme, une déclaration-alibi enfouie sur un site Internet). Et ils se gardaient bien de mener le combat sur ce thème chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, en particulier dans les médias.
Un tel comportement est devenu indéfendable et ridicule après que l’un des premiers à s’emparer de nos thèmes à l’occasion d’une élection présidentielle a été… François Bayrou ! Car c’est lui qui, devant une Claire Chazal stupéfaite, a mis en cause sur le plateau de TF1 les rapports entre Sarkozy et le groupe Bouygues, propriétaire de TF1. À gauche, à l’extrême gauche aussi, on n’avait plus fait ce genre de chose depuis plus de trente ans. Lors de l’élection présidentielle suivante, près de la moitié des candidats se sont engouffrés dans cette brèche, dont Jean-Luc Mélenchon, Nathalie Arthault et Philippe Poutou.
Mais à quoi a servi cette critique, dès lors que la concentration capitaliste de l’information a quand même progressé ?
La même objection vaudrait pour la critique du capitalisme sans pour autant que vous y renonciez. Bien entendu, la « critique critique », pour citer deux grands ancêtres barbus qui écrivaient souvent ensemble, ne suffit pas. D’autant que, depuis un an, la montée en puissance spectaculaire de deux nouveaux milliardaires dans le paysage médiatique français – Patrick Drahi et Vincent Bolloré – a confirmé une chose essentielle : dans un contexte marqué par la crise du modèle économique de la presse écrite, le rapport de forces entre les grosses fortunes et les journalistes a tourné, nettement, à l’avantage des détenteurs de capitaux, c’est-à-dire à la déconfiture des journalistes, devenus chair à canon des plans de « modernisation ».
Des réformes de structure, assez révolutionnaires, sont donc nécessaires. Il faut les proposer et en parler. En décembre dernier, dans le Monde diplomatique, Pierre Rimbert a présenté un programme allant dans ce sens1
- 1. Voir Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », le Monde diplomatique, décembre 2014 : http ://www.monde-diplomatique.f…]. Nous le mettons à la disposition de tous ceux qui voudraient s’en emparer.
Propos recueillis par Ugo Palheta