Entretien.Rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, Pierre Rimbert faisait partie des invités de notre dernière université d’été en compagnie de Serge Halimi. Il revient ici sur la question du rôle des médias par rapport à un projet de transformation sociale.
Pourquoi une gauche qui n’a pas renoncé à transformer radicalement la société ne peut-elle pas se désintéresser de la question des médias ?
D’abord parce qu’il serait inconséquent pour un parti anticapitaliste de ménager ce capitalisme médiatique qui ne cesse de renforcer son emprise à mesure que des groupes impliqués dans l’industrie numérique (Altice de Patrick Drahi, Free de Xavier Niel) rachètent journaux, radios et télévisions. Mais aussi pour des raisons plus stratégiques. Avec leur structure actuelle, les grands moyens d’information sont un obstacle à la transformation sociale. Dès lors, une formation politique progressiste gagnerait à faire figurer en bonne place dans son programme une refonte radicale du système d’information. Non pas pour l’enterrer aussitôt dans la rubrique la moins fréquentée de son site internet, mais pour la mettre en avant, la promouvoir, la populariser, notamment lorsque les porte-parole passent dans des émissions de grande écoute.
Changer les choses passe donc par l’affrontement direct avec ces grands groupes médiatiques...
Les quelques expériences conduites par la gauche au pouvoir ces dernières décennies indiquent à quel point il est difficile de gouverner contre ces conglomérats de la communication qui sont à la fois des acteurs économiques et des vecteurs idéologiques : le parti de la presse et de l’argent. Au Venezuela, l’oligarchie médiatique a directement participé au coup d’État de 2002 contre le président élu Hugo Chavez. En Équateur, elle a réussi à faire reculer le gouvernement de Rafael Correa sur son projet d’imposition des grandes fortunes héritées. En Grèce, Syriza a affronté l’opposition des groupes de presse avant même l’élection de janvier 2015 et jusqu’au référendum de juillet. Tu me diras que le Non l’a malgré tout emporté à plus de 61 %... Certes, mais ce n’est pas parce qu’on réussi à ramer contre le courant qu’il faut accepter comme une fatalité la malveillance continue des grands médias. Tant que les groupes de presse se comporteront comme des groupes de pression, voire comme des partis d’opposition, l’action de ceux qui entendent changer le monde suivra un scénario simple et presque toujours identique.
Et quel est donc ce scénario ?
On pourrait le schématiser de la manière suivante. Première étape, un gouvernement de gauche arrive au pouvoir sans avoir préalablement fait campagne pour la neutralisation de l’oligarchie médiatique et son remplacement par une information de qualité. Deuxième étape, les médias qui accompagnaient et soutenaient les gouvernements néolibéraux, deviennent soudain critiques. Ils attaquent la gauche au pouvoir sans relâche et agissent comme des adversaires politiques. Or ces entreprises de communication sont aussi censées représenter le quatrième pouvoir, la démocratie, le rempart contre le goulag, etc. Ils sont d’ailleurs perçus comme tels à l’étranger.
Et là, de deux choses l’une. Soit la gauche au pouvoir ne réagit pas et subit la grêle de la désinformation, ce qui la fragilise encore un peu plus, surtout si elle tente de s’appuyer sur les mouvements sociaux. Soit elle décide de casser l’oligarchie médiatique en faisant par exemple adopter une loi sur la propriété des médias ou en appliquant les lois existantes. Et là, c’est le drame. Car ces mesures semblent prises dans l’urgence : elles ne figuraient pas au cœur du programme ; leur nécessité démocratique n’a pas été expliquée, démontrée, argumentée. Elles ne sont donc pas soutenues par une mobilisation populaire.
Dès lors leur mise en œuvre soudaine apparaît comme un vil mouvement de répression contre des médias qui critiquent le gouvernement. Donc comme une atteinte à la liberté de la presse, aussitôt dénoncée par les éditorialistes du monde occidental. Et repris par l’opposition qui en profite pour mobiliser et déstabiliser le gouvernement.
Il ne faut pas oublier que dans cette situation particulière où la gauche de gauche accède au pouvoir, le soutien à l’ordre ancien peut se confondre avec la critique du pouvoir en place. D’où la nécessité stratégique, pour une formation progressiste qui se trouve enfin en mesure de mettre ses idées en œuvre, de ne pas donner prise à ces critiques.
Peux-tu développer cette dernière idée ? Comment faire ?
Si, au contraire, les progressistes ont intégré la critique des médias à leur programme, s’ils en ont fait un élément central de leur pédagogie économique, s’ils ont promu un autre modèle et promis de le mettre en place sitôt élus, la situation est tout à fait différente. D’une part, l’hostilité des médias à l’égard du pouvoir de gauche semblera motivée non plus par un soudain élan critique mais par un souci de protéger l’ordre ancien, ses passe-droit et ses prébendes. Et, d’autre part, la remise à plat du système d’information ne sera pas considérée comme un atteinte à la démocratie mais comme la simple mise en œuvre d’une promesse électorale, d’un programme entériné par la majorité.
Bref, pour le dire en un mot, ne pas intégrer la critique des médias à son programme lorsqu’on entend changer le monde, c’est se tirer une balle dans le pied avant même de commencer la course.
Quel type de projet pour la presse pourrait défendre la gauche radicale ?
Le cahier des charges est assez simple : soustraire la production de l’information aux deux principales contraintes qui pèsent sur sa qualité et sa fiabilité : la censure politique et les pressions économiques. On admet volontiers que l’information représente une sorte de bien collectif, que nous en avons besoin pour former nos jugement politiques. Mais si elle est perçue comme un bien public, elle reste fabriquée comme une marchandise. Fin 2014, nous avions proposé dans le Monde diplomatique un schéma assez simple pour dépasser cette contradiction. Il concerne la presse d’intérêt général, celle qui a vocation à éclairer le débat public sous forme imprimée ou web. D’abord, les dividendes, la concentration et la publicité seraient bannis dans ce secteur. Ensuite, l’ensemble des infrastructures de production, d’administration et de diffusion, seraient mutualisées au sein d’un service commun : imprimeries, serveurs, kiosques physiques ou numériques, services commerciaux et comptables. Enfin, l’ensemble serait financé par une cotisation information et géré comme les caisses de Sécurité sociale d’après-guerre : un quart de représentants patronaux, trois quarts de représentants salariés. Comme l’explique le sociologue Bernard Friot, la cotisation présente un grand avantage par rapport à l’impôt (d’où proviennent les aides à la presse actuelles) : elle ne passe pas par le ministère des Finances. Versée dans des caisses contrôlées par les salariés, elle échappe à la fois au marché, à l’État et à la Commission européenne. C’est la forme idéale pour financer l’information.
Propos recueillis par Ugo Palheta