Cette contribution, qui aborde les dynamiques autogestionnaires dans et contre le capitalisme, vers une autre société, a été présentée au débat organisé par le Collectif Anticapitaliste de Besançon le 4 octobre 2009.
En peu de temps, je voudrais répondre aux questions soulevées, en regroupant les enjeux en deux points : Premièrement, l’autogestion, un projet socialiste : de quoi parle-ton ? Et quelques pistes… Deuxièmement, l’autogestion contradictoire avec le capitalisme mais est un appui pour des luttes contre lui…
L’autogestion, un projet socialiste
Les mots pouvant recouvrir des réalités ou interprétations différentes, il faut commencer par clarifier de quoi on parle si l’on veut éviter les faux-débats et approfondir la réflexion. Il faut clairement distinguer deux niveaux.
D’une part, l’autogestion, comme principe donnant droit pour chaque individu de pouvoir gérer (être responsable de) tout ce qui le/la concerne, associé à un projet émancipateur radical. Mais cela ne dit pas comment se concrétise ce droit principiel, sauf qu’il est un droit humain général, donc forcément contradictoire avec l’exploitation des salariéEs qui n’ont aucun pouvoir de gestion de leur travail dès lors que l’économie est basée sur les droits de propriété privée du capital… C’est pourquoi aussi l’autogestion est associée au socialisme que l’on peut aussi « entendre » au sens n°1 d’un système mettant à l’ordre du jour la pleine et universelle reponsabilité des êtres humains sur leur travail et la façon de satisfaire les besoins… Mais cela ne donne toujours pas de réponse concrète sur le mode d’organisation de l’économie et de la démocratie, sur l’utilisation de l’argent, de la planification et du marché ; ni sur les différentes formes possibles de propriété.
D’autre part, l’autogestion est au contraire concrétisée dans la pensée – par exemple la conception anarchiste de l’autogestion, entreprise par entreprise, reliée par un marché – ou dans la pratique : les différents systèmes yougoslaves d’autogestion, combinant différemment plan, marché et autogestion et rôle du parti et des syndicats, etc. Dans ce cas, l’autogestion est associée à un contexte historique précis et un « système institutionnel » – de plan, de marché, de propriété, de droits constitutionnels… – qu’il faut discuter en fonction des droits reconnus et du bilan.
Il faut donc s’entendre sur les critères de jugement pour les bilans (cela relève de la première dimension de l’autogestion) : les buts, droits de base non ambigus peuvent faire consensus. Et c’est l’analyse des mécanismes produisant un écart constaté entre la réalité (deuxième dimension) et ces buts qui permet de redresser la barre… Personne ne doit arriver en « donneur de leçons », ou professeur rouge, imposant un « modèle » élaboré en chambre, et ignorant la richesse des innovations de lutte, la diversité des aspirations, la réalité des défiances héritées du passé, ou des dilemmes et contraintes rencontrées, méprisant et ignorant envers ces expériences…
Sur la base de critères explicités, on peut tirer de l’expérience et des débats notamment entre courants marxistes et anarchistes quelques grandes « indications » sur différentes variantes de « système autogestionnaire » et ce que pourraient être les conditions de viabilité d’un système autogestionnaire. Je me contenterai ici d’indiquer quelques grandes pistes (à discuter, donc) à partir de mes études de l’expérience yougoslave :
1°) Le statut, les droits d’autogestion se concrétisent évidemment sur le lieu de travail quelle que soit la nature de ce travail (formation ou production industrielle, agricole, de services…) ; mais ils ne devraient pas être limités à ce cadre : le droit de décider des priorités, des critères de distribution, des moyens alloués à l’autogestion, doivent être débattus et appliqués indépendamment du poste de travail concret occupé et sous le double angle travailleurs/usagers… Pourquoi les travailleurs/ses des hôpitaux devraient-ils être seulEs à décider des financements, de la gestion et des priorités de la santé ? Pourquoi ceux qui travaillent dans une mine perdraient-ils leurs droits avec la fermeture nécessaire d’un site pour des raisons écologiques ? Cette conception dépasse donc la vision anarcho-syndicaliste de l’autogestion (entreprise par entreprise).
2°) Pour se réaliser et trouver son efficacité propre, cohérente avec les droits reconnus, le système autogestionnaire doit évidemment remettre en cause un système de planification centraliste et bureaucratique ; mais il faut aussi dépasser l’horizon borné de l’entreprise et du marché mettant en concurrence les travailleurs entre eux, et ne permettant pas de déployer les droits autogestionnaires au plan « politique » horizontal, indépendamment du poste de travail.
Des formes de « planification autogestionnaire » (et des chambres de l’autogestion pour contrôler son application) peuvent se combiner avec toutes sortes de « communautés d’intérêts autogestionnaires » à divers niveaux territoriaux, associant travailleurs et usagers, hommes et femmes, dans l’entreprise, au plan local, de branches, au niveau régional, national, continental, voire international. Les formes de propriété peuvent être diversifiées (individuelle, coopérative, grandes entreprises sociales autogérées, voire privées sous condition de respect des droits autogestionnaires et des choix planifiés). Le niveau et mode de contrôle et de financement adéquat doit être jugé concrètement en fonction du besoin à satisfaire : la coordination des politiques de transport ferroviaire serait manifestement efficace au plan continental ; la politique de santé peut combiner des dispensaires décentralisés et des financements solidaires nationaux et internationaux… Les enjeux de pollution imposent des prises de décision à tous les niveaux du local au planétaire, etc.
3°) L’objectif de lutte contre les processus de bureaucratisation et de reproduction d’inégalités (de genre, sociale, culturel, d’origine, etc.) doit être explicite, associé aux bilans sur le système et concrétisé par des mesures (institutions) de surveillance, des droits d’auto-organisation, des moyens (médiatiques, financiers, de formation sur toute la durée de vie), une organisation volontaire du partage des tâches ingrates, une rotation des responsabilités, etc. La diminution radicale et le partage du temps de travail, ainsi que la formation incluant l’apprentissage de la gestion, sont essentiels dans cette lutte.
4°) La lutte contre le bureaucratisme et l’étatisme autant que la critique et la remise en cause des institutions du capitalisme ne signifient pas qu’on peut se passer d’institutions. Les différentes formes de démocratie directe et représentative ont besoin d’institutions (Chambres élues, services administratifs, économiques, organisations politiques, associatives…). L’expérience et le débat doivent indiquer celles qui doivent être supprimées, « inventées » ou transformées, jugées par les autogestionnaires, soumises à un contrôle social et pluraliste et à l’analyse critique en fonction des critères et buts recherchés, selon leurs effets par rapports aux objectifs, avec des ajustements périodiques.
L’autogestion, contradictoire avec le capitalisme mais un appui pour des luttes contre lui
Dans les droits et le statut de l’être humain qu’elle suppose, l’autogestion exige pour se réaliser, la remise en cause radicale des droits de propriété privée du capital et du statut de salarié corvéable et licenciable a merci – donc le renversement du capitalisme. Bien des expériences coopératives (entreprises ou banques, ou encore commerce équitable et diverses expériences d’économie solidaire) soit ont été étouffées (cf. l’expérience des Lip en France en 1973-1976 – voir à tout prix le film !), soit ont perdu leur « âme » initialement « autogestionnaire » dans un environnement capitaliste redoutable, même s’il en reste éventuellement quelques vestiges.
Pourtant, en même temps, des aspirations à un « produire et vivre autrement » naissent au sein du système et contre ses règles dominantes. C’est en phase de privatisations qu’on perçoit le plus à quel point les services publiques, la sécurité sociale sont de bien fragiles acquis de luttes passées. En période de crise du système capitaliste, assortie de fermetures d’entreprise, de licenciements et de précarisation sociale massifs, des formes de résistance « autogestionnaires » peuvent émerger comme en Argentine en 2000 où des centaines d’entreprises abandonnées par leurs propriétaires ont été récupérées par leurs travailleurs, sous des formes diverses : les travailleurs de l’entreprise Zanon devenu FaSinPa (usine sans patron) sous une forme coopérative, ont gagné récemment un procès permettant la reconnaissance de l’expropriation de l’ancien patron défaillant ; mais refusant la logique de marché, ils exigent de l’État qu’il reprennent l’entreprise… tout en voulant garder les droits de gestion (forme d’« étatisation sous contrôle ouvrier »). Ce sont des situations conflictuelles, transitoires où deux logiques de droits se confrontent : ceux que protège encore le capitalisme – en crise… et ceux (d’autogestion) que revendiquent les travailleurs mais qu’ils ne peuvent pleinement réaliser sans un changement de système.
La résistance des Zanon peut faire tache d’huile… ou disparaître. On ne peut changer de système sans commencer par lutter dans/contre lui… sans attendre que d’autres soient prêts à lutter, mais en espérant les encourager… Il s’agit à la fois de délégitimer les critères et droits dominants, conquérir au plan idéologique une « hégémonie » qui fait partie d’un rapport de force se consolidant dans l’auto-organisation et le développement d’un « tissu de solidarités » ; mais il s’agit aussi d’une préparation indispensable à la réalisation d’un autre système, contre sa dégénérescence bureaucratique.
Rêvons un peu : sur la base d’une dialectique de luttes et de résultats électoraux exprimant les résistances au capitalisme, on pourrait imaginer, dans une région, la mise en place de formes autogestionnaires de planification de fonds publics, de gestion solidaire d’entreprises, d’AMAP, de services d’utilité collective ; avec des campagnes des usagerEs et travailleurs/ses pour déplacer leur argent vers un fond coopératif alloué à ces projets, avec la participation des usagerEs et travailleurs/ses aux débats et choix de budget… avec une radio libre et des vidéos popularisant ces expériences et des solidarités nationale et internationale autour de ces avancées… Qui sait ?
Les difficultés et limites des expériences autogestionnaires dans le cadre du système doivent être clairement discutées, publiquement, de façon pluraliste, à chaque étape… Mais l’objectif politique d’accumuler et d’étendre toutes les formes de contrôle public, social sur la production et la gestion des biens et services prépare une autre société, autogestionnaire. Celle-ci ne pourra émerger et survivre « dans une seule entreprise », commune, région, et sans remise en cause globale du système qui l’étouffe. Mais l’attente du Grand soir est une impasse, il faut miser sur la popularisation et l’extension internationale de ces luttes et des solidarités : les expériences pratiques d’un « produire et vivre autrement », y compris leur mémoire et l’analyse de leurs échecs, rendent crédibles d’autres choix et critères possibles…