Publié le Lundi 15 novembre 2021 à 18h20.

« Légitime », la violence de la police, vraiment ?

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, après avoir déclaré « Quand j’entends le mot violence policière moi personnellement je m’étouffe », affirmait le 28 juillet 2020 que « la police exerce une violence, certes, mais une violence légitime, c’est vieux comme Max Weber. » Aujourd’hui, le même Darmanin menace Philippe Poutou d’une plainte lorsque celui-ci déclare « la police tue ». Une plainte qu’il estime sans doute, elle aussi, « légitime ».

En quoi consisterait cette violence légitime de la police ? En quoi et pour qui serait-elle légitime, cette violence intolérable dans les quartiers populaires, nos manifestations ou nos occupations ?

Qu’entend-on par le monopole de la violence physique légitime de l’État ?

Il est admis que le monopole de la violence physique légitime fait partie des prérogatives de l’État depuis sa création, c’est-à-dire depuis qu’il y a surproduit et invention de la propriété privée chargée de capter cette richesse pour les intérêts d’une minorité. On trouve par exemple une référence à cette violence physique légitime, nommée ici « force publique », dans l’article 12 de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique, elle est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux qui l’utilisent ». La révolution de 1789 a permis que la propriété change de main, c’est une révolution sociale avec l’émergence d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie. Et la force publique ne va pas être pour l’avantage de touTEs, comme affirmé dans ce texte, parce que tant qu’il y a des classes sociales, il y a des intérêts contradictoires et donc pas d’intérêt général, pas plus qu’il n’y a d’État neutre. La force publique va donc être au service de la classe dominante, pour assurer le droit inaliénable à la propriété privée, sur l’ensemble du territoire. Cette force est séparée du reste de la société, en particulier du peuple désarmé, elle est et restera aux mains de l’État bourgeois. La Constitution du 24 juin 1793 tente de redonner un peu de pouvoir à ceux d’en bas, puisqu’elle reconnait le droit à l’insurrection : « Quand le gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est pour le peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Et dans des moments de lutte intense et de prise de pouvoir par le peuple, celui-ci reprend les armes et vise à défendre le plus démocratiquement possible ses propres intérêts sociaux et politiques. En France, la Commune en est l’exemple le plus abouti. Celui qui nous inspire le mieux.

Tout l’appareil d’État est au service de la classe dominante

Le sociologue Max Weber, au début du 20e siècle définit le monopole de la violence légitime comme « le moyen spécifique de l’État moderne » qui « revendique pour lui-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ». Ce qui est propre à l’État moderne ce n’est pas la violence qui existait bien avant sa création dans les diverses tribus et communautés, mais c’est qu’elle soit considérée comme le monopole de l’État. Ce qui signifie que celui-ci est la source unique du droit à la violence, qu’il s’agisse de l’exercer ou de le déléguer à d’autres. Ce qui implique que toutes les autres violences sont a priori illégitimes. On comprend que Darmanin cite Weber, même si en réalité il ne comprend pas le sens de la formule du sociologue — nous y reviendrons.

L’État s’est doté également de nombreux codes juridiques et réglementations administratives pour gouverner (soumettre ?) la population, mis en œuvre par de nombreuses administrations, les grands corps d’État, qui pilotent les politiques publiques. Et aussi des institutions également dépendantes du pouvoir d’État (écoles, hôpitaux psychiatriques, prisons, centres de rétention) qui produisent leur lot de violences légales, violences « symboliques » pour Bourdieu, ou « disciplinaires » (Foucault), toutes visant à des degrés divers à former mais le plus souvent à formater, contenir, faire taire les populations. Mais seule la police, avec toutes ses composantes, des gardes-frontières aux CRS, en passant par la BAC, la PAF, la BRAV, la BRI, la DGSI, la DGSE… et l’armée, soutenues généralement par la justice, peuvent utiliser la force physique, la répression quasi à volonté pour imposer le droit de la classe dominante. C’est une constante. En ce sens, Engels a raison d’affirmer « [qu’]en dernière instance, l’État est une bande d’hommes armés » !

Violence policière et violences sociales vont de pair

Même si ce n’est pas toujours franchement visible sur le terrain, (c’est un euphémisme !), la violence de la police est officiellement encadrée : « Le recours à la force est permis dans le respect de stricts principes de nécessité, de proportionnalité et de précaution1 ». Elle est considérée comme légitime pour empêcher un acte délictueux ou capturer son auteur. Ou en cas de « débordements » lors de manifestations ou rassemblements sur la voie publique, dans le cadre de maintien de l’ordre. Mais la légitimité de la violence policière ne fait pas l’objet d’une définition juridique, ne sont pas précisées les limites qu’elle recouvre dans la pratique. Ce qui crée un domaine discrétionnaire fluctuant. Ce qui peut être utile au pouvoir car en cas d’excès trop visible, la faute, rarement reconnue, pourra alors retomber sur la police de terrain… mais jamais remonter jusqu’au ministre de l’Intérieur.

En matière législative, on sait que 80 % des lois françaises sont des transcriptions des directives européennes dans le droit national. Celles-ci sont essentiellement, dans le respect total des traités européens, un approfondissement de la libéralisation des services publics pour accroitre la sphère marchande et les profits. Ce qui se traduit par la privatisation accélérée de tous les services publics, la suppression de tous nos conquis en termes de droits sociaux, la baisse drastique de toutes les protections sociales et de celle du prix de la force de travail. La mise en œuvre de la concurrence libre et non faussée conduit à la précarisation de l’ensemble des salariés et détruit le Code du travail. C’est l’organisation de la violence sociale poussée à son paroxysme dans la phase actuelle de l’hyper capitalisme.

Une part non négligeable des 20 % des lois restantes concerne les questions de sécurité, afin de garantir, à défaut de leur consentement, la contrainte des exploitéEs pour que l’accumulation de profits par le capital reste possible. Ces lois et décrets renforcent les prérogatives de l’exécutif et de l’administratif, au détriment de celles du législatif et du judiciaire, pour restreindre nos libertés et nos droits et construire la figure bien utile du bouc émissaire. Pas moins de 31 lois et décrets adoptés entre 1986 et 2015, et le rythme s’est accéléré depuis. On a parfois soutenu, pour les dénoncer, que les lois à caractère sécuritaire étaient des lois de circonstance. Mais leur abondance, et le fait qu’elles suivent toutes les mêmes logiques — création de nouveaux délits, durcissement des peines, renforcement de l’immunité des policiers et restriction des droits de la défense — indiquent qu’elles font système. Concernant l’immunité de la police par exemple, celle-ci bénéficie de conditions d’exercice de ses missions de plus en plus semblables à celles de l’armée. Notamment en matière de présomption de légitime défense alignée sur celle des militaires et en matière d’armement en « armes non létales-qui-peuvent-tuer », armes dont dispose également l’armée. Ce qui entre bien en résonance avec les propos d’un Zemmour affirmant que « oui il faut combattre l’ennemi intérieur ». Du côté de nos résistances, deux chiffres : 637 interdictions de manifester ont été prises contre des responsables syndicaux pendant les manifestations contre la loi travail, et on en a aussi vu de nombreuses également contre les « éco-terroristes » de la COP21. Et des 3 000 plaintes reçues par l’IGPN en un an, seulement 5 % ont été examinées et les deux tiers classées sans suite…

L’état d’exception permanent

Depuis 2015, nous vivons sous état d’urgence permanent qui a pris le nom, à la faveur de la pandémie, d’état d’urgence sanitaire, prorogé jusqu’au 31 juillet 2022. Le long maintien de l’état d’urgence achève de faire disparaitre « l’État de droit » créé par la bourgeoisie elle-même. Qui lui permettait d’organiser démocratiquement notre exploitation ! Se dessine alors une nouvelle forme d’État, un État policier, autoritaire. Ce n’est plus vraiment une démocratie (même bourgeoise) mais pas (pas encore ?) une dictature, c’est ce que l’avocat François Sureau, pourtant macroniste de la première heure, appelle une « démocrature ». La prégnance de plus en plus forte de l’extrême droite doit nous faire prendre très au sérieux la « fascisation » de la société (terme utilisé par Ludivine Bantigny et Ugo Palheta) et le risque d’une extrême droite au pouvoir.

Sous l’état d’urgence, la frénésie législative continue. Retour sur deux lois particulières, celle sur la « sécurité globale » et celle « contre le séparatisme ». Dans ce contexte particulier où le pacte social est rompu et où Macron, pur produit du capital, ne fait pas consensus, elles vont renforcer le monopole de la violence d’État policière et judiciaire et renforcer la création de boucs émissaires.

La loi « sécurité globale préservant les libertés » du 25 mai 2021, pour le dire rapidement, augmente les compétences répressives des polices municipales, durcit les peines lorsqu’il y a agression de personne dépositaire de l’autorité publique. Elle autorise les enregistrements vidéo de personnes dans les manifestations ou aux abords de celles-ci, qui peuvent être visionnés pendant sept jours par la Direction de la police même s’il n’y a pas d’infraction. Elle amplifie sensiblement la surveillance généralisée, à coups de caméras embarquées à bord de drones et d’hélicoptères. Le Conseil constitutionnel avait retoqué quelques articles jugés contraires au respect des libertés. Un nouveau projet de loi « responsabilité pénale et sécurité intérieure » a été déposé dès le 19 juillet, c’est dire s’il y a urgence pour le pouvoir d’en finir avec la contestation sociale ! Sans surprise ce projet de loi propose à nouveau certains des articles retoqués après les avoir « toilettés ».

La loi « confortant le respect des principes de la République » du 24 août 2021, communément appelée « loi contre le séparatisme », est particulièrement destructrice. Elle à vise stigmatiser les musulmanEs, à diviser notre classe et à casser ses valeurs comme l’accueil, la solidarité, les luttes communes. Les débats avant son adoption ont duré de longs mois, exposés quotidiennement dans la presse dirigée par les trusts capitalistes, à coups d’interviews régulières de membres du gouvernement, d’élus de droite et de leaders d’extrême droite. Cette agitation nauséabonde sur le terrain de l’extrême droite a renforcé la marginalisation des femmes musulmanes, avec à nouveau des « affaires » de foulards ou de burkinis, la suspicion générale envers les musulmanEs ou supposéEs tels, la discrimination contre les jeunes dont les parents sont issus de la colonisation, bref un climat de haine, de violences, un racisme qui imprègne toute la société. Et le délit de séparatisme est ainsi entré officiellement dans la législation française, avec son poids de menaces favorisant bien souvent le déploiement de la violence « légitime ! » des policiers dans les quartiers populaires.

Un institut indépendant, Open Society Justice Institute, a conduit une enquête scientifique sur les contrôles d’identité à Paris. Il rapporte les chiffres suivants : une personne noire a en moyenne 7,4 fois plus de risques qu’une personne blanche de se faire contrôler, une personne arabe, 16,6 fois plus de risques. Tout le monde le sait, c’est illégal, il faut un motif pour qu’un policier puisse demander son identité à une personne. La grande majorité des conflits violents entre jeunes racisés et policiers débutent lors de ces contrôles au faciès. Parfois, un jeune est tué. Depuis juin 2018, l’IGPN, dans son rapport annuel, donne les chiffres des morts liés à une intervention policière (toutes interventions confondues, pas forcément des « bavures ») : en 2020, 32 décès. Oui la police tue, même l’IGPN le dit !

Non, l’État n’est pas neutre tant qu’il existe des classes sociales

Il n’y a pas de limites à l’arrogance et à la dangerosité de la police d’un pouvoir au service du capital. Elle peut même commettre un acte factieux (avec son ministre) en « marchant » sur l’Assemblée nationale ou manifester en armes sur les Champs-Élysées !

D’autant plus que quasi « en même temps », des militaires signent une tribune où ils affirment être prêts à se lancer dans une guerre civile… Sans paranoïa excessive, on peut trouver une certaine cohérence entre la militarisation actuelle des policiers, le fait que 70 % d’entre eux annoncent vouloir voter à l’extrême droite aux prochaines élections et une partie de l’armée prête à en découdre avec « l’ennemi intérieur » cher à Zemmour. Il y a donc urgence !

Il nous faut donc d’abord nous protéger de la police ! Et compter sur notre force, ne pas oublier que nous sommes « les 99% » : notre première force est dans notre nombre, notre légitimité et nos intérêts communs ! Et c’est ici que l’on peut faire remarquer que Darmanin n’a pas compris Weber, qui parle de « violence légitime » en choisissant soigneusement ses termes : la légitimité ne se décrète ni ne se proclame , elle repose sur un accord tacite, un consentement, une adhésion. Et s’il n’y a plus de consentement, il n’y a plus de légitimité…

Nous protéger de cette violence illégitime passe par l’auto-organisation de nos luttes et de leurs convergences, notre auto-protection adaptée à chaque situation, notre auto-défense pour laquelle nous devons nous former davantage, et notre solidarité politique et concrète envers toutes les victimes de violences policières, les zadistes, les antinucléaires, les habitantEs des quartiers populaires, les Gilets jaunes, les syndicalistes, les squatteurEs, les expulséEs manu militari de leurs logements, les migrantEs, les militantEs de la solidarité…

Il nous faut aussi populariser nos revendications sur le désarmement de la police, en premier lieu les forces en contact avec la population dans les quartiers populaires et nos manifestations. La Cour européenne des droits de l’homme a déjà condamné plusieurs fois la France sur l’usage d’armes de guerre dans le maintien de l’ordre et dans les quartiers. Nous devons nous appuyer sur de telles condamnations pour faire entendre davantage nos voix ! Nous exigeons toujours la suppression de la BAC et des différents corps de police spécialisés dans la répression.

Nous réclamons, et la Défenseuse des droits aussi, ainsi que d’autres institutions ou associations (comme l’ACAT, la LDH, certains syndicats), une IGPN totalement indépendante de l’institution policière.

Au-delà de la protection de tous ceux et toutes celles avec lesquels nous faisons classe et causes communes, il est important de continuer à défendre la récupération des richesses que nous produisons pour satisfaire les besoins de tous et toutes, d’enfoncer des coins dans la propriété privée, la réquisition pour se loger ou se nourrir en sont des exemples.

Nous devons désobéir, nous préparer à résister de plus en plus nombreux et de plus en plus fortement, car ce système économique et politique ne tombera pas tout seul.

Le monopole de la violence légitime de la police est l’outil essentiel d’un État au service de la classe dominante. Le socialisme que nous voulons, parce qu’il sera l’affaire de tous ceux et toutes celles qui produisent la richesse, qu’ils se distribueront en fonction de leurs besoins, supprimera l’État et sa police devenus inutiles !