Publié le Jeudi 16 octobre 2025 à 15h00.

17 Octobre 1961, la Seine charrie encore nos colères

Le 17 octobre 1961, Paris s’est couverte de sang. Ce soir-là, en pleine guerre de libération algérienne, des milliers d’AlgérienNEs, travailleurs et travailleuses immigréEs, ont défilé pacifiquement dans les rues de la capitale pour dénoncer un couvre-feu raciste imposé par le préfet Maurice Papon. Ils réclamaient simplement le droit de vivre libres et dignes. La réponse de l’État colonial fut la noyade, les coups, les balles et le silence.

Depuis plusieurs mois déjà, le FLN multipliait les initiatives dans la métropole pour dénoncer la torture et les assassinats de militantEs dans les commissariats. En réaction, la préfecture de police de Paris avait décrété un couvre-feu explicitement dirigé contre les « Français musulmans d’Algérie ». En pratique, cela signifiait que tous les Nord-AfricainNEs, vivant pour beaucoup dans les bidonvilles de Nanterre ou de Gennevilliers, étaient interditEs de circulation en dehors des heures de travail. L’état d’exception était devenu la norme, et la police avait carte blanche pour contrôler, humilier, frapper, voire tuer.

Le feu de la révolte éteint par la répression

Les témoignages sur les violences et les disparitions se multipliaient déjà dans les quartiers populaires. Face à cette terreur, la Fédération de France du FLN lança un appel à une manifestation pacifique de nuit, avec un mot d’ordre : « Boycott du couvre-feu raciste ! » Des dizaines de milliers d’AlgérienNEs, hommes, femmes, enfants, sortirent dans Paris, par les ponts et les boulevards, vêtuEs de leurs plus beaux habits, porteurEs de dignité. Ce qui devait être une marche pacifique se transforma en massacre.

Papon, ancien collaborateur de Vichy recyclé en préfet de police, avait donné feu vert à la répression : « Pour un coup donné, nous en porterons dix. » La police allait s’exécuter avec une sauvagerie méthodique. Les manifestantEs ont été pourchasséEs, battuEs, abattuEs. Beaucoup furent jetéEs vivants dans la Seine. D’autres furent entasséEs dans des bus, enferméEs dans des cours, des stades, des commissariats où tortures et humiliations se poursuivirent pendant des jours.

Un racisme calculé et organisé

Ce crime d’État n’a pas été une dérive, mais la logique même du pouvoir colonial français. Il révèle la continuité d’un appareil d’État forgé dans la guerre, dans la collaboration, dans la haine des coloniséEs. Papon, de Vichy à Alger, d’Alger à Paris, incarne cette permanence : celle d’une République qui reste imprégnée d’un racisme structurel et d’une culture de l’impunité policière. Et cette logique n’a jamais disparu. Elle survit dans les contrôles au faciès, dans les morts de Zyed et Bouna, de Zineb Redouane, d’Adama Traoré, de Nahel, de Rayana et de toustes les autres. Elle survit dans les frontières meurtrières, dans les violences faites aux sans-papiers, dans la répression des quartiers ­populaires.

L’actualité nous le rappelle tragiquement. La barbarie coloniale, lorsqu’elle se sent menacée, déchaîne toujours sa violence. Le silence et la complicité politique et médiatique face au génocide en cours en Palestine ne sont pas une surprise : c’est la même matrice, la même indifférence face à la vie des peuples dominés. Ce qui se joue à Gaza, en Kanaky, en Martinique ou en Guadeloupe n’est pas séparé : c’est le prolongement d’événements comme le 17 octobre 1961, le fil rouge du maintien de l’ordre colonial à la française.

La mémoire de nos luttes

La France, pendant des décennies, a tenté d’effacer ce crime. Les archives ont été verrouillées, les témoins intimidéEs, les corps niés. Mais la mémoire populaire, elle, n’a jamais cessé de nourrir des luttes. Grâce aux collectifs, aux familles, aux militantEs antiracistes et décoloniaux, la vérité refait surface à chaque génération. Car se souvenir n’est pas un acte du passé, c’est un geste de résistance au présent.

Se souvenir, c’est refuser l’amnésie coloniale. C’est relier nos luttes. C’est affirmer que la justice ne tombera jamais d’en haut, mais qu’elle s’arrache, dans la rue, sur les ponts, dans nos solidarités.

Ce vendredi, nous serons encore là, sur le pont, là où nos aînéEs ont été jetéEs dans la Seine. Pas pour commémorer dans le silence, mais pour faire vivre la mémoire combattante de nos luttes, pour crier leurs noms, pour dire que nous n’avons pas oublié. Parce que la Seine n’a pas tout emporté. Parce que notre mémoire est une arme.

Mémoire, justice, dignité : on n’oublie pas. Le 17 octobre, on est là.

Amel