Ci dessous, l’introduction de l’ouvrage coordonné par Vincent Gay et paru chez Syllepse dans la collection «les cahiers de l’émancipation».
Ecologie par temps de crise
1989-2009, du monde libre à un monde en crise. A quelques semaines près, l’anniversaire de la chute du mur de Berlin a coïncidé avec le sommet de Copenhague. Vingt ans qui ont ébranlé le monde et décillé bien des yeux.
A Copenhague, même les observateurs les plus déférents vis-à-vis des grands de ce monde n’ont pu voir qu’un échec. Car après quinze jours de tractations, rien ou presque qui ressemble à un accord global de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’a pu être présenté au grand public. Mais ce fut tout de même une grande leçon sur l’état du monde et de ses classes dirigeantes. Ce devait être le sommet de la dernière chance. Mais la chance attendra, l’histoire repassera les plats, dans un an ; ou plus tard. L’incapacité des gouvernements à trouver un accord à Copenhague illustre que la réorganisation géopolitique et les rapports de force entre grands pôles sont loin d’être stables. Absence d’un leadership incontestable, retard pris par les Etats-Unis dans certains secteurs économiques, énergétiques notamment, émergence de puissances considérées encore il y a peu comme en voie de développement… rien ne marche plus comme avant. Et il n’est pas certain que la nouvelle géographie qui s’esquisse sous nos yeux à la faveur des négociations climatiques se fasse sans tiraillement ni conflits profonds, au-delà des formes les plus exacerbées que sont les guerres sans fin menées au nom de la liberté. Seules certitudes : les secrets d’alcôve entre puissants ne sauveront pas la démocratie ; la marchandisation du carbone ne préservera pas les équilibres climatiques ; l’extension des privatisations aux biens publics de l’Humanité seront des coups de canif, ou plutôt de hache, supplémentaires contre les droits sociaux.
Si la fin de l’histoire n’est pas pour demain, le capitalisme butte aujourd’hui sur des contradictions auquel il n’était pas habitué. Nos sociétés sont traversées par des crises multiples, de nature différente, qui parfois se recoupent, mais conservent également leur part d’autonomie. Crise climatique, crise financière et économique ; la première donne lieu un immobilisme consternant quand la seconde remet au goût du jour un interventionnisme Etatique pourtant traditionnellement peu prisé dans les cercles libéraux. Question de priorité. Mais ces crises, quelles sont-elles ? Car à force d’en parler, on finit par oublier de quoi on parle. Devenu un mot fourre-tout, l’usage permanent du terme « crise » finit par brouiller les cartes, à en faire un phénomène impalpable qui pèse inéluctablement sur les populations, pendant que les vigies du capitalisme scrutent l’horizon pour en discerner le début de la fin. Si crise il y a, il faut bien pourtant en préciser les termes et les causes. Or les dégradations environnementales, les dérèglements climatiques sont bien plus qu’une bourrasque passagère, mais constituent bien un bouleversement profond et rapide qui met en accusation les modes de production capitalistes.
Les parangons du libre-échange, un peu revenus de leur fiévreux enthousiasme des années 1980 et 1990, ne veulent que regarder que par un petit bout de la lorgnette, celui de la dite crise financière. Ainsi les commentateurs officiels oscillent entre catastrophisme résigné, quand il s’agit d’expliquer que les plans sociaux vont se poursuivre et s’amplifier, et discours rassurants quand des élections se profilent ou que des sommets internationaux affichent leur volontarisme. Mais de quelle crise parlent-ils ? Celle des subprimes, ce grand casino du crédit, qui par des mécanismes douteux s’est rapidement étendue sur la planète ? Celle qui conduit des centaines d’entreprises à fermer et à jeter les travailleurs dans le caniveau de la mondialisation ? Il suffirait alors de corriger quelques traits excessifs du capitalisme financier, de réinjecter quelques milliards (les mêmes qu’on ne pouvait trouver pour éradiquer la faim dans le monde), et de trouver quelques recettes pour la relance. L’urgence écologique prend dans ce contexte un rôle particulier. De problème elle est devenue solution, puisque les investissements verts pourraient devenir le nouveau cœur d’accumulation et de profits. Qui pourrait alors reprocher aux Etats et aux industriels de tels choix : sauver le capitalisme, sauver la planète, le tout dans une fraternité retrouvée puisque la crise incite à se serrer les coudes et à faire fi des divisions sociales et des inégalités croissantes.
Décidément, ni l’histoire, ni la mémoire, ni même le souci d’analyse concrète d’une situation concrète ne sont l’apanage des classes dominantes. Les idoles d’hier se sont évaporées, on essaye de faire surgir leurs fantômes, légèrement relookés. Les Trente Glorieuses étaient tellement séduisantes, il doit bien être possible de les ressusciter sous de nouveaux habits. Il suffit de trouver les gadgets modernes qui permettront d’amorcer une nouvelle phase d’expansion du capitalisme. Mais c’est passer un peu vite sur un certain nombre de réalités, en particulier sur la façon dont la précédente grande crise, celle des années 1970, a permis de donner au système un nouveau souffle sans s’embarrasser de compromis sociaux. La révolution conservatrice, dont plus personne aujourd’hui ne semble se réclamer, n’est pas née dans les cerveaux malades de Ronald Reagan ou Margaret Thatcher, elle a correspondu à des rééquilibrages dans la sphère économique qui nécessitaient un rapport de force bien plus défavorable au monde du travail que dans les années précédentes.
Il faut bien partir de là pout tenter de situer le moment dans lequel nous nous trouvons et donner ainsi, de façon non exhaustive, quelques éléments de contexte.
Le compromis Fordiste basé sur une hausse des salaires et de la consommation permettait d’écouler la production des pays du centre, l’Etat providence se chargeant de réguler cette croissance et d’organiser la répartition des revenus en prenant en compte les rapports de force entre classes établis après 1945. Aujourd’hui, si le principe d’une hausse continue de la consommation est toujours en vigueur, car inhérent au capitalisme, le crédit occupe la place que le salaire tenait durant la période Fordiste. La compression salariale est compensée par un recours toujours plus important au crédit, un « compromis libéral » remplace le compromis fordiste, mais la crise des subprimes révèle l’impasse de ce modèle.
La crise en cours marie les caractéristiques des périodes de récession et d’expansion. Les profits demeurent voire s’amplifient mais le chômage et les inégalités ne cessent de croitre, les services publics sont détruits, les droits sociaux quotidiennement attaqués…(1)
L’expansion géographique du capital lui est consubstantielle. La période qui a suivi les décolonisations puis le décollage des géants économiques hors des pays traditionnellement dominants a engendré une nouvelle phase de cette expansion. Cela a permis de capter une énorme force de travail à bas coût et un développement industriel dans des zones jusqu’ici non intégrées au système. Mais des problèmes apparaissent alors. D’une part ces pays ne constituent pas des marchés intérieurs suffisamment importants pour absorber la production ; d’autre part la production à moindre coût de produits manufacturés provoque une concurrence croissante avec les productions des pays industrialisés. On assiste à un afflux de marchandises que de moins en moins de personnes vont pouvoir acheter, cela conduisant à une crise de surproduction.
Mais cette crise de surproduction est la première à être véritablement enchâssée dans une crise écologique globale. Bien que multiforme, cette crise est surplombée par les changements climatiques dont les conséquences, et donc les réponses à y apporter, touchent tous les domaines de l’activité humaine et économique, tout ce qui peut affecter les équilibres environnementaux : montée des eaux, sécheresses, inondations, ressources en eau, productivité agricole, biodiversité (2), phénomènes météorologiques… Les populations les plus pauvres sont bien entendu les premières menacées par les nouveaux risques climatiques. Mais, nouveauté, un certain nombre de politiques à prétention environnementale, peuvent devenir une arme contre les groupes et les classes subalternes, au Sud comme au Nord.
On peut faire le constat que cette crise écologique n’a pas que des dimensions strictement environnementales, mais qu’elle impacte profondément un certain modèle de développement capitaliste et productiviste, qu’elle touche aux racines civilisationnelles des sociétés dites développées. A ce titre la situation actuelle de l’industrie automobile peut être considérée comme paradigmatique. Celle-ci a été un moteur de la croissance des Trente Glorieuses, d’un point de vue économique bien sûr, mais aussi comme symbole de ce que la période pouvait offrir de mieux aux populations pauvres ou riches des pays industrialisés. Ce mouvement de développement massif de la voiture individuelle pour tous a forgé de nouvelles formes d’organisation du travail, a modelé les espaces et les esprits, les villes et les loisirs. Avec huit millions de salariés dans le monde et 2000 milliards de chiffre d’affaires en 2007(3), l’industrie automobile a été un vecteur de primo-industrialisation dans de nombreux pays et bien souvent le creuset de mouvements ouvriers naissants. Mais l’automobile se trouve aujourd’hui à l’intersection de la crise économique et de la crise environnementale : la crise de débouchés n’est pas seulement liée au manque de solvabilité d’une potentielle clientèle ; la raréfaction des ressources naturelles, l’absence d’anticipation, l’impasse du mythe de la voiture propre rendent inenvisageable un nouvel essor massif de la voiture individuelle. C’est là un pilier du système industriel qui s’effondre lentement. C’est sans doute ce qu’ont compris les paysans indiens de l’Etat du Bengale occidentale qui n’ont pas cédé aux promesses enchantées des créations d’emplois et ont mené pendant plusieurs semaines une lutte, finalement victorieuse, contre l’implantation sur leurs terres de l’entreprise Tata, constructeur de la voiture la moins chère au monde.
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » sermonnait solennellement Jacques Chirac en 2002. Aujourd’hui l’incendie atteint les fondations, les dirigeants du monde disent avoir les yeux braqués sur les flammes mais leur lance à incendie est sacrément percée. Il n’est qu’à voir la part des sommes investies dans les plans de relance consacrée à la baisse des émissions de gaz à effet de serre : selon une étude de WWF, ces sommes constitueraient au maximum 15 % du plan de relance en Allemagne, 7,5 % aux Etats-Unis, 6 % en France ; dans d’autres pays, ces dépenses se situent au même niveau que les investissements pour des mesures ayant un impact négatif quant à la réduction des gaz à effet de serre, comme en Grande-Bretagne. Dans d’autres encore, les dépenses liées aux impacts négatifs sont plus importantes que celles allouées aux mesures environnementales ; c’est notamment le cas en Italie (4). Il semble pourtant régner un certain consensus sur les grandes orientations économiques et industrielles, les différences se situant dans la part de « vert » dans les plans de relance. Quand le G20 parle de « reprise verte et solidaire », Alain Lipietz en appelle à un « New Deal vert », reprenant ainsi les termes de Nicolas Sarkozy lors du Grenelle de l’environnement, antérieur à l’éclatement de la crise financière. Europhile convaincu, l’économiste écologiste estime que la priorité est à chercher dans une réforme institutionnelle de l’Union Européenne, dont le traité constitutionnel doit être la base, afin de renverser les rapports de pouvoir entre élus et technocrates et promouvoir un élargissement des pouvoirs communautaires et un grossissement du budget européen. Tout ne serait alors que question de taille des investissements et de rapidité des politiques qui seront nécessairement menées, si de bonnes majorités sont élues (5). Balayées les contradictions entre le temps court de la « concurrence libre et non faussée », ignorées les orientations européennes visant à attribuer une valeur économique aux « services rendus par la nature ». Il faudrait revenir plus longuement sur les politiques menées par l’UE, par exemple en matière de transports, de logements, d’agriculture, d’énergie… pour constater que l’optimisme ou les espoirs placés dans les orientations environnementalistes de l’Union Européenne sont dénuées de fondement. Il n’est qu’à voir les objectifs du paquet climat-énergie adopté, hasard du calendrier, en décembre 2008, inférieurs aux recommandations les plus basses du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC) et qui risquent de faire des mécanismes marchands de réduction des gaz à effet de serre l’axe central des politiques communautaires, malgré un bilan largement négatif (6). La révolution Obama de l’autre coté de l’Atlantique n’invite à guère plus d’optimisme. Si la rupture avec l’ère Bush est indéniable, la nouvelle doctrine énergétique, synthétisée dans le « clean Energy and Security Act » adopté de justesse en juin 2009, vise d’abord à repositionner les Etats-Unis économiquement et géostratégiquement en cassant la dépendance vis-à-vis du pétrole Moyen-oriental et en développant d’autres secteurs énergétiques (renouvelables, agrocarburants, charbon « propre »).
Qu’il existe un relatif consensus, au-delà des jeux de concurrence, au sein des classes dominantes quant aux manières de faire face aux crises économique et environnementale, nul ne saurait s’en étonner ni s’en offusquer. Ce qu’on doit interroger par contre, ce sont les raisons qui ont étendu un tel consensus aux mouvements écologistes dans leur diversité. Si l’écologie associative née dans le souffle de mai 68 n’était pas nécessairement anticapitaliste et révolutionnaire, elle portait une part de subversion saillante (7) qui s’est peu à peu perdue dans les marais des institutions et des bureaux d’expertise. L’entrée sur la scène politique des militants environnementalistes au cours des années 1980 aurait pu donner une assise idéologique et militante à une écologie politique à même de saisir les nouveaux enjeux auxquels allaient avoir à faire face les militants. Mais les logiques dominantes ont une nouvelle fois été les plus fortes, et il est instructif de saisir en même temps les évolutions idéologiques du parti Vert et les trajectoires militantes (8) qui ont conduit à faire des institutions le lieu quasi unique d’une stratégie politique de plus en plus conformiste : « les Verts se sont transformés en un parti d’élus et de collaborateurs d’élus et ont évolué d’un réseau militant à un parti radical de gauche de l’environnement », dont la base sociale a évolué et est désormais « sensible aux sirènes centristes » (9). Cette évolution se manifeste également dans bon nombre d’ONG environnementalistes qui se refusent à créer les conditions d’une mobilisation populaire en faveur du climat, arguant de l’efficacité du lobbying et du caractère irréaliste des propositions de rupture avec le productivisme capitaliste. Ce constat sans appel ne doit pas empêcher les anticapitalistes de balayer devant leur porte. Si le vide stratégique, au-delà de l’intervention institutionnelle, qui caractérise les Verts et un certain nombre d’associations environnementalistes est patent, un certain nombre de questions restent en suspens pour ceux et celles qui se posent en alternative. A titre de contre-exemple, le socialisme bureaucratique n’a fait que copier, souvent en pire, les modes technologiques et énergétiques des pays occidentaux, provoquant ainsi gaspillages et catastrophes écologiques ; comme quoi la question de la propriété privée ou publique des moyens de production ne peut se suffire à elle seule. De même, le mot d’ordre de « redistribution des richesses », demeure aujourd’hui très limité tant il ne dit rien de la conception de la richesse et de la façon de produire qu’une société émancipée devra définir. Parmi les questions en suspens, on peut également mentionner celle de la base sociale censée portée une politique écologiste radicale. Si la figure du consommateur est souvent mobilisée dans les sphères écologistes, c’est qu’elle permet d’éviter de parler des phénomènes touchant à la sphère de production. Mais comment défendre alors un projet porté par les travailleur-se-s, qui ne soit pas un simple verdissement d’un anticapitalisme traditionnel et peu imaginatif, mais qui fasse de la crise environnementale un des points de départ de sa compréhension du monde et de son activité militante. Autrement dit, comme traduire en termes pratiques et militants l’écologisation du marxisme afin de fonder une écologie des producteurs (10) ? Nous proposons dans cet ouvrage deux contributions, l’une autour de la santé des salarié-e-s (11), l’autre consacrée à l’émergence de l’écosyndicalisme face aux changements climatiques (12), qui offrent un certain nombre de perspectives en prenant comme point de départ le monde du travail, le lieu de la production. Ecologiser le mouvement ouvrier est une nécessité pour son avenir et doit inciter à reprendre un certain nombre de débats, programmatiques (13) mais aussi organisationnels, ou s’agissant des pratiques militantes. Par ailleurs cela nécessite un mouvement ouvrier (au sens large : partis, syndicats, associations…) qui ne limite pas son activité aux lieux de travail mais qui soit à même de prendre en charge un certain nombre de questions, qu’il s’agisse des plus quotidiennes (qualité des logements, choix des modes énergétiques, circulation urbaine…) aux plus vastes (quelle planification en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre, par exemple). On voit là l’ampleur des défis ; mais la compréhension de l’urgence, cette crise écologique qui nous mord la nuque, peut être un bon stimulant pour opérer la révolution culturelle dont l’anticapitalisme a besoin.
Vincent Gay
Notes
(1) Cf. Daniel Tanuro, « Alternative sociale et contrainte écologique », 2008, http://www.europe-solida…
(2) Voir dans cet ouvrage Armand Farrachi, « Défendre la biodiversité : un combat politique prioritaire »
(3) Cf. Jean-Claude Vessilier, « Automobile : la fin d’un cycle », Inprecor n° 545/546, janvier-février 2009
(4) Trois études (de HSBC, du Fonds Mondiale pour la Nature, et du WWF) présentent des données différentes sur la dimension verte des plans de relance. On peut les consulter sur www.alternatives-economi…
(5) Alain Lipietz, « L’Europe et le New Deal vert », Alternatives Economiques, hors-série n° 81, 2009
(6) Pour une analyse détaillée du « paquet énergie-climat » de l’Union Européenne, cf. Laurent Garrouste, « Climat : l’UE incapable de faire face au défi », à paraitre.
(7) Voir dans cet ouvrage, Vincent Gay, « Dans les sillons de mai 1968, la naissance de l’écologie politique »
(8) Cf. Willy Pelletier, « Positions sociales et procès d’institutionnalisation des Verts », Contretemps n° 4, mai 2002, Ed. Textuel
(9) Patrick Farbiaz, « L’émergence politique de l’écologie populaire », intervention à l’atelier « écologie » du Congrès ActuelMarx, octobre 2007
(10) Cf. Daniel Tanuro, « Thèses sur l’écologisation du marxisme révolutionnaire », Critique Communiste n° 179, mars 2006
(11) Laurent Garrouste, « De la lutte contre l’exploitation physiologique à la transformation écosocialiste du travail »
(12) Manolo Gari, « Le changement climatique : un défi pour le mouvement ouvrier »
(13) Voir dans cet ouvrage François Chesnais, « Écologie, lutte sociale et construction d’un projet révolutionnaire dans les conditions du 21e siècle » et Daniel Tanuro, « Marxisme, énergie et écologie : l’heure de vérité »