Publié le Mercredi 31 mai 2023 à 15h55.

1973, Lip ou la démocratie

Par son imagination, son audace, sa détermination, la lutte des ouvrières et ouvriers de Lip en 1973 a frappé les esprits de ses contemporainEs qui l’ont activement soutenue. Par le processus profondément démocratique qui s’y est développé, elle a incarné le renouveau de l’action ouvrière des années post-68 et contribué à alimenter la perspective autogestionnaire des espoirs socialistes d’alors. Retour sur une grève « hors-la-loi » qui a défié l’ordre capitaliste.

Lip, c’est en 1973 un fleuron de l’industrie horlogère française. L’usine-mère de Palente, à Besançon, emploie près de 1200 salariéEs. Pour moitié ce sont des femmes… qui représentent toutefois 77 % des postes d’OS, à l’assemblage, ouvrières spécialisées aux salaires les plus bas et aux conditions de travail les plus aliénantes. Les effectifs masculins se concentrent dans les métiers de la mécanique, hautement qualifiés, et à la maîtrise. Deux sections syndicales y sont implantées, CGT et CFDT (laquelle a adopté lors de son congrès confédéral de 1970 une orientation socialiste autogestionnaire).

L’équipe qui anime la section CFDT, syndicalement active depuis les années cinquante, est pour l’essentiel composée de militantEs du Parti socialiste unifié (PSU). La section de Besançon est l’un des bastions d’un PSU revigoré – et radicalisé – par Mai 68, regroupant en 1973 une centaine de membres dans cette ville d’un peu plus de 100 000 habitantEs.

Mai 68 d’ailleurs est passé par l’usine Lip. Participant du formidable mouvement de grève générale qui a gagné le pays, Lip est occupée. C’est à ce moment-là que s’impose la pratique de l’Assemblée générale des travailleuses et des travailleurs, votant et reconduisant la grève à main levée. Ce qui ne va pas de soi : la pratique habituelle est de s’en remettre au syndicat, qui négocie par l’entremise de ses déléguéEs. La section CFDT, elle, est acquise à l’auto-organisation des luttes (nous y reviendrons) et ses animateurs ont également acté un principe : passer 90 % de leur temps de délégation dans les ateliers, 10 % en réunion. Une démarche qui va compter dans leur compréhension de la démocratie ouvrière. Les luttes des années suivantes viennent renforcer cette dynamique et le collectif militant de Lip.

En 1973, l’entreprise traverse des difficultés financières. Lorsque le PDG – en poste depuis 1971 – démissionne le 18 avril, des administrateurs provisoires sont nommés. Pour les syndicalistes de Lip, le démantèlement de l’usine est le risque principal, il faut agir. Le choix de l’AG se porte sur une réduction des cadences pour faire baisser la production. Et ce sera le cas, le nombre de montres sorties d’usine chutant au global de 40 %. À la même période se forme un Comité d’action, regroupant syndiquéEs et non-syndiquéEs. La situation dure tout le mois suivant. Le 12 juin, à l’occasion d’une réunion du Comité d’entreprise et alors que l’usine est occupée depuis 48 heures, les administrateurs sont séquestrés – ce qui fait alors partie du répertoire d’action habituel de ces années d’insubordination ouvrière, pour reprendre la belle expression de l’historien Xavier Vigna. Que découvrent alors les Lip en fouillant dans les mallettes de ces messieurs ? Des documents (y compris des échanges avec la préfecture du Doubs) attestant non seulement du démantèlement programmé, mais aussi d’un plan de licenciement brutal et massif. Les CRS interviennent dans la nuit pour libérer les administrateurs. Les Lip prennent la décision – illégale selon le droit bourgeois, mais légitime pour celui des travailleuses et des travailleurs – de s’approprier le stock de montres de l’usine et de le mettre à l’abri. La lutte monte d’un cran. Le 15 juin, une manifestation de 15 000 personnes bat le pavé bisontin, le maire et même l’archevêque y prenant part.

On fabrique, on vend, on se paye

Mais c’est l’AG du 18 juin qui va prendre une décision déterminante et inédite : la relance de la production de montres dans l’usine occupée, par les grévistes, afin de s’assurer une paie sauvage permettant de tenir la distance. La première interviendra le 3 août. Sur les murs de l’usine, une banderole peut proclamer « on fabrique, on vend, on se paye ». Entretemps, le soutien populaire, immédiat, s’organise. La vente solidaire sera assurée par de multiples relais : le PSU joue un grand rôle, tout comme de nombreuses sections CFDT. On comptera plus de 80 000 « receleurs et receleuses » de montres. Des comités de soutien se forment dans les villes et se chargent de la populariser, invitant les Lip à venir témoigner. À partir du 11 juillet, un bulletin est édité par les grévistes, Lip-Unité. Surtout, l’usine est devenue « une maison de verre », ouverte sur l’extérieur. La nature même du travail en est transformée, les tâches sont réparties différemment et chacunE peut prendre part aux décisions. Comme l’écrivent les Lip : « L’usine est entièrement entre nos mains. C’est là que toute la journée nous travaillons dans nos commissions. C’est là que nous produisons et vendons nos montres, accueillons des délégations venues de partout. » C’est « l’été des Lip ».

Face à tout cela, le pouvoir flotte un temps mais finit par sévir. S’il nomme un médiateur le 7 août – Henri Giraud –, il envoie ses CRS le 14, en pleine nuit, reprendre le contrôle de l’usine. Le lendemain, les délégations ouvrières affluent de toute la ville de Besançon, jusqu’à rassembler 12 000 manifestantEs. Deux jours durant, les affrontements ont lieu autour de l’usine. Mais loin de mettre un terme à la grève, l’intervention policière la relance d’une certaine façon. La mairie permet aux Lip de s’installer dans le gymnase Jean-Zay. Mais pas d’y installer des chaînes de montage. Des ateliers clandestins sont donc mis sur pied pour continuer la production de montres. « L’usine est là où sont les travailleurs » déclare Charles Piaget, principal animateur de la CFDT-Lip.

Loin de se replier sur leur seul combat, les Lip s’engagent dans le mouvement général de contestation sociale qui traverse le pays : près de 200 d’entre elles et eux participent au rassemblement du Larzac du 24 au 26 août. C’est ce qui va leur inspirer l’appel à une marche nationale de soutien à Besançon. Le 29 septembre, 100 000 personnes convergent sur la ville en soutien aux Lip. C’est un immense succès. Près d’un tiers de la manifestation est composée par les différents cortèges de l’extrême gauche : ceux de Rouge (l’ex-Ligue communiste), Révolution !, La Cause du Peuple (Gauche prolétarienne) ou l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) se distinguent. La CGT ne voulait qu’une manifestation locale, craignant une telle mobilisation des « gauchistes » et dénonce leur présence. La mairie socialiste, elle, annonce craindre des débordements pendant que RTL cherche à créer la panique sur les ondes en inventant « la présence de 8 000 gauchistes, casqués, portant gourdins [qui] n’incite pas à la quiétude ».

Les tensions entre la CFDT-Lip et le Comité d’action d’une part, la CGT-Lip d’autre part, sont de plus en plus fortes. La CGT-Lip estime qu’« il faut savoir terminer une grève » et juge acceptable le plan présenté par Giraud qui réduit le nombre de licenciements à 180 contre les 450 initialement envisagés. L’adoption de ce plan est soumise le 12 octobre à l’AG… qui le rejette massivement. C’est la rupture avec la CGT. À bout, le Premier ministre Pierre Mesmer vitupère sur les ondes et les écrans « Lip c’est fini ! ». La lutte, plus âpre, plus éprouvante, plus divisée n’en continue pas moins et le 29 janvier 1974 l’AG approuve cette fois le plan d’un nouveau négociateur gouvernemental qui prévoit que toutes et tous soient réembauchéEs progressivement durant l’année. En plus d’être une victoire ouvrière contre les licenciements, et d’être saluée comme telle, plus de huit mois de mobilisation ont fait de la grève de Lip l’une des plus importantes de la période.

Une brèche ouverte, une direction stratégique

Lip, c’est d’abord l’expérimentation d’un pouvoir ouvrier dans toutes ses dimensions. L’élan, le poumon démocratique de la lutte repose d’abord sur l’AG. Dans son livre-somme, L’Affaire Lip, Donald Reid en a dressé le compte : du 10 juin 1973 – occupation de l’usine – au 11 mars 1974 – reprise du travail – il y en a eu une à deux par jour, près de 200 en tout. Regroupant au plus bas 80 grévistes, et au plus fort jusqu’à 1000 d’entre elles et eux, les AG rassemblent en moyenne un peu plus de 450 Lip. Sur la durée il s’agit d’une représentativité indéniable. Des commissions et sous-commissions, 18 en tout, la plus importante étant la commission « popularisation », se chargent d’appliquer les décisions de l’AG. Son ordre du jour est préparé conjointement par le Comité d’action et les déléguéEs CGT et CFDT.

L’apparition du Comité d’action n’est pas sans lien avec le débat qui bat son plein sur les « nouvelles formes de lutte » au sein de la classe ouvrière. Rassemblant une centaine de Lip, il se veut un espace d’élaboration de propositions à la base, dépassant les clivages syndicaux et incarnant une forme de radicalité. Plus souple, moins codifié dans ses échanges, il permet notamment aux femmes de s’y exprimer davantage. Pas de crainte de sortir d’un mandat ou de se faire « recadrer » en disant ce qu’on pense en son sein. Cette liberté permet au féminisme de percuter la grève, de remettre en cause les travers patriarcaux jusque dans son organisation. Les ouvrières réclament leur place. Des figures émergent, notamment par leur investissement dans le Comité d’action, comme Fatima Demougeot ou Monique Piton.

Si la CFDT-Lip soutient le Comité d’action, la CGT est plus défiante, même si elle accepte de co-signer des expressions avec lui au début de la lutte. Non seulement l’attitude des deux syndicats diffère à l’égard de l’auto-organisation, mais la CFDT-Lip tient des positions plus avancées sur le sujet que sa propre fédération nationale et que la confédération. Les délégués du syndicat de la métallurgie de Besançon – dont est membre la CFDT-Lip – ont ainsi défendu les amendements en faveur de l’autogestion des luttes lors du congrès confédéral qui, à l’inverse, a réaffirmé le rôle central du syndicat. Ce qui ne veut pas dire que les militantEs de la CFDT à Lip soient partisanEs de dissoudre la structure syndicale dans l’AG ou le comité d’action : non, ce qu’ils et elles recherchent c’est la meilleure articulation possible de cet ensemble. Tout en étant convaincuEs que l’auto-organisation, la parole et la délibération à la base sont les garanties d’un engagement plus fort dans l’action collective, dès lors partagée et décidée par toutes et tous. L’échange avec Charles Piaget reproduit en complément de cet article est éclairant sur ce rapport vivant et dialectique, voulu et entretenu, entre syndicat et auto-organisation.

Enfin, on ne peut écarter le fait que l’appartenance au PSU des principaux syndicalistes de la CFDT-Lip ait compté dans cette démarche, le PSU mettant alors en avant la perspective du contrôle ouvrier pour bâtir l’autogestion socialiste. La remise en cause de la propriété capitaliste est au cœur de la lutte des Lip. Elle va d’ailleurs inspirer d’autres « grèves gestionnaires » : comme celle des ouvrières de l’habillement de Cerizay, qui produisent des chemisiers PIL (« populaires inventés localement », en référence à Lip) pour financer leur grève de juillet à décembre 1973.

On ne peut pas mieux le dire alors que Frédo Krumnow, dirigeant confédéral et figure de l’aile gauche CFDT : « Rarement la prise de pouvoir collective des travailleurs est allée aussi loin. C’est à partir de ces initiatives nouvelles, en mettant en cause la légalité capitaliste, en mettant en place, de fait, une légalité et un pouvoir ouvrier, que les travailleurs de Lip ont ouvert une brèche et indiqué une direction stratégique. […] À combien de Lip simultanés un pouvoir central capitaliste peut-il tenir tête sans entrer dans une période de crise grave ? Lip ne peut donc pas rester un accident, une exception. Il doit être intégré comme un élément essentiel et probablement déterminant d’une stratégie syndicale révolutionnaire. »

Car c’est bien de stratégie révolutionnaire dont il est question. Certes, et les Lip elles et eux-mêmes l’ont dit, l’occupation de l’usine, la relance de la production tenaient de l’auto-défense vis-à-vis d’un patronat à l’offensive. Et il ne s’agit pas de construire un îlot autogéré dans un environnement capitaliste. Mais ça n’empêche nullement Piaget de déclarer sans ambages au Monde à la veille de la manifestation du 29 septembre : « Il faudra bien que les patrons disparaissent et que les travailleurs prennent en charge toute l’économie du pays, fassent la démonstration qu’une autre économie est possible. Il faut pour cela prendre le pouvoir central. »

Pour Piaget, une perspective autogestionnaire n’a en effet de sens que dans une alternative socialiste et révolutionnaire. Et pour cela, Lip est une pierre à l’édifice. L’expérience – collective autant qu’effective – d’un pouvoir populaire direct dans la lutte construit sa portée politique. Dans la revue théorique du PSU, Critique socialiste, Yvon Bourdet le précise en mars 1974 : « on reste à la surface de l’événement lorsqu’on répète que chez Lip il s’agissait moins d’autogestion que d’autodéfense. »

Les deux termes sont étroitement liés et surtout dessinent un axe stratégique, ancré dans une lutte bien réelle, se distinguant de la « seule solution » avancée d’un gouvernement d’union de la gauche (dans le cadre du programme commun signé par le PC et le PS en 1972). Ce que Piaget assène avec lucidité, toujours dans le même entretien au Monde, en réagissant aux inquiétudes de la Mairie de Besançon à l’approche de la marche du 29 septembre : « Cela donne un petit éclairage sur ce que pourrait être le programme commun. Parce qu’à la mairie de Besançon, on a une équipe socialiste et centriste qui n’a pas beaucoup de volonté pour passer par-dessus les petites pressions. […] Alors qu’est-ce que cela va être si, un jour, le programme commun triomphe et que les socialistes, par exemple, restent dans cet état d’esprit ? Il y aura alors d’autres attaques que celles que subissent maintenant les travailleurs de Lip, d’autres étranglements économiques, d’autres pressions politiques, beaucoup plus considérables… Nous avons, nous, les nerfs plus solides. Dans ce cas aussi Lip est un exemple : on apprend aux travailleurs à ne pas s’affoler. »

À faire, en quelque sorte sereinement, un pas vers la révolution.

 

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« La capacité d’écouter la base »

En 1973, la vidéaste féministe Carole Roussopoulos est à Besançon et filme. Au soir du 29 septembre, elle capte un échange (d’un peu plus de cinq minutes) au sujet du comité d’action entre Charles Piaget et des militantEs qu’elle intègre dans son court-métrage documentaire : La marche de Besançon – LIP II1. Il est ici retranscrit pour l’essentiel.

 

Piaget : Le comité d’action, tu sais qu’il est violemment combattu.

Une voix d’homme : Et on a remarqué ça aujourd’hui.

Piaget : Violemment combattu… Les trois fédéraux derrière moi2, tu aurais vu comme ils ont hurlé quand Burgy3 a rappelé le rôle du comité d’action : « bon alors, ça veut dire que les organisations syndicales ne font rien ? » Ben non, elles ne font pas rien ! Mais le comité d’action a eu une importance essentielle !

Une voix de femme : C’est ce que les ouvriers pensent surtout qui est important !

Piaget : Remarque, peut-être un peu pour tempérer votre ardeur sur le problème des travailleurs avec le comité d’action. Si tu veux, les travailleurs de Lip voient – à mon avis – beaucoup trop les délégués. Et peut-être un peu plus encore ceux de la CFDT. Et ils n’ont pas senti le comité d’action. Je vais te dire pourquoi.

Le comité d’action, ils ont été 80, 100, 200 à y participer… ceux-là, ils ont vécu le comité d’action. Et ils en sont fiers. À tel point que par moments ils seraient tentés de faire une troisième force4 – alors que je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Mais, ils en sont fiers.

Mais par contre les autres, ceux qui n’ont pas participé vraiment au comité d’action. Eh bien il y a une espèce d’attitude qui consiste à ne pas reconnaître le comité d’action et à beaucoup plus reconnaître les organisations syndicales. C’est pas simple… Nous, on a l’avantage d’être implanté depuis des années.

Une voix de femme : Et d’avoir mené des luttes ! Pendant très longtemps.

Piaget : Et puis d’avoir mené des luttes. Et puis d’avoir une crédibilité. Et le comité d’action, il avait par exemple l’inconvénient de ne pas saisir toutes les astuces de, comment… de la démocratie. C’est peut-être pas un bon mot, « les astuces ». Attend, je vais essayer de m’expliquer. Qu’est-ce qu’on entend par « astuces »… Les gars du comité d’action, il y en a un tout d’un coup qui prend une position. Et puis qui fait un tract, ou bien qui fait une proposition ou bien une prise de parole. Et il ne s’est pas assuré toujours que, vraiment, ça reflétait bien l’avis des autres. Et il s’aperçoit tout d’un coup que c’est pas tout à fait l’avis des autres. À ce moment-là, il y a déjà une certaine distanciation. Nous, en tant que militants de la section syndicale CFDT, on fait attention à ça. Il ne s’agit pas d’avancer quelque chose sans que la section n’ait pas réfléchi [une voix d’homme : « il faut avoir les masses avec soi »]. Alors c’est tout à fait normal ! C’est normal qu’ils tombent dans ce genre de chose. Ils s’exprimaient, depuis le début, en tant que travailleurs de Lip. Et puis après ils ne se sont pas rendu compte qu’ils étaient le comité d’action. Et quand ils s’exprimaient, les autres voyaient le comité d’action à travers un certain nombre de visages [une voix d’homme : « un peu gauchistes, non ? »]. Et ça a provoqué quelques petits problèmes…

Oh, pas gauchistes, non. Enfin, qu’est-ce que tu appelles « gauchiste » ?

Une voix d’homme : Attends, non mais il faut le dire, parce que à Saint-Etienne ce qu’il s’est passé…

Piaget : Moi je suis classé gauchiste maintenant [rires].

La même voix d’homme : À Saint-Etienne il s’est passé un truc comme ça dans une usine. Il y a eu une action d’un comité de lutte, bon. Ils ont mené une action qui était formidable. Mais après, cette action, c’était une action gauchiste. Par rapport à la CFDT, j’te le dis tout de suite, la CGT… La CGT en plus nous a tous mis sous la table, tu vois. Ils ont appelé au travail, massivement. Bon, ben les gars étaient syndiqués, ils ont dit « on ne peut que se réfugier derrière un syndicat, ce syndicat c’est la CGT ».

Piaget : Ce que tu dis là c’est vraiment une rénovation des mœurs syndicales, et ça – même de notre côté au point de vue CFDT – ça hurle à chaque fois qu’on dit ça. Parce qu’on dit que c’est pas vrai, c’est pas inné comme ça… une section syndicale qui veut vraiment faire son travail. Et c’est grâce à l’interpellation du comité d’action qu’on a… disons qu’on avait peut-être, au moins, la chance d’avoir une certaine ouverture. De ne pas se bloquer. Mais c’est grâce au comité d’action qu’il y a eu cette ouverture et puis cette… [une voix d’homme : « c’est un peu un instrument de contrôle quoi… »]

Ben oui ! Et à notre avis une section syndicale, elle doit être sans arrêt en train de se remettre en cause, de ne pas bloquer les initiatives. Autrement dit, tu as besoin d’une structure, hélas je ne vois pas encore comment tu peux te passer d’une structure. Tu as besoin d’une organisation [une voix d’homme : « oui, ça on en est conscient »]. Mais à tout moment, l’organisation elle a une tendance bureaucratique, une tendance de repli sur soi-même, etc., de tourner en rond. Et donc… [une voix d’homme : « c’est des problèmes d’organisation »]

Voilà. Alors à tout moment, il faut les combattre. Et les combattre, c’est la base qui les combat le mieux. Au moins – si jamais tu te rends compte de ça – tu as la capacité d’écouter la base et de te laisser remettre en cause. Ou alors il n’y a plus rien à faire.

Une voix d’homme : C’est ça qu’a fait Lip.

Une voix de femme : Remarquez, c’est ce qu’il y a de formidable à Lip.

Piaget : Et c’est ce qu’on a fait. Et c’est ce que les copains de la CGT n’ont pas assez compris ! Ils n’ont pas assez compris que c’était ça l’essentiel. Par exemple, actuellement, ils mènent une campagne pour que les assemblées générales, pour que Lip-Jean Zay ne soit pas ouvert aux autres. Autrement dit qu’on ne puisse plus y aller. Parce qu’ils sentent qu’ils sont critiqués à l’intérieur de ces assemblées générales. Mais en fait, fermer les portes, tout boucler, et puis ne se voir qu’entre nous, eh bien c’est se couper de toute la force extérieure. C’est s’étrangler soi-même !

Alors ils ne comprennent pas ça eux. Ils disent « ben non, l’organisation syndicale c’est suffisamment puissant pour se passer de tous les autres ». C’est pas vrai.

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Bibliographie :

• Lip, un pas vers la révolution, brochure Rouge de novembre 1973 [disponible sur le site de RaDAR : http://www.association-r…].

• Charles Piaget, « Mai 68 chez Lip à Besançon », Les Utopiques, n°7, printemps 2018.

• On fabrique, on vend, on se paie, Lip 1973, Syllepse, 2021.

• Monique Piton, C’est possible ! Une femme au cœur de la lutte des Lip (1973-1974), Éd. L’échappée (réédition), 2015.

• Donald Reid, L’Affaire Lip (1968-1981), Presses universitaires de Rennes, 2020.

• Théo Roumier, Autogestion et révolution. Charles Piaget, interventions, 1974, Cahiers de l’ITS, Éd. du Croquant, 2022 ; et « 1973, les comités de grève et l’autogestion des luttes », mis en ligne sur Contretemps le 25 février 2023.

• Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007.

  • 1. Les films de Carole Roussopoulos sont conservés au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
  • 2. Il s’agit des responsables nationaux de la Fédération de la Métallurgie CFDT.
  • 3. Raymond Burgy, l’un des responsables de la CFDT-Lip.
  • 4. En plus des sections CGT et CFDT.