Publié le Mercredi 1 avril 2020 à 13h37.

En Belgique aussi, le virus fait tomber des masques

La Belgique ne fait pas exception à la règle : ici aussi, l'arrivée du Covid19 a bouleversé la vie sociale, politique et quotidienne. Alors que les premiers jours de mars étaient rythmés par les manifestations et grèves de femmes, l'enlisement des négociations pour une coalition fédérale et par la marche de la colère du PTB (gauche radicale), en attendant d'autres manifestations annuelles (antiraciste notamment). En quelques jours tout s'est accéléré. En ce 31 mars, la Belgique compte officiellement 705 mort.e.s du coronavirus et près de 5000 personnes hospitalisées dont 1021 en soins intensifs, sur les 1900 places disponibles dans le pays. Dans trois provinces du pays, la saturation de ces services est déjà là.

Un gouvernement minoritaire...doté de pouvoirs spéciaux

Alors que la Belgique était bien partie pour connaître un nouveau record d'absence de gouvernement fédéral de plein exercice, la coalition de Charles Michel étant tombée en décembre 2018, la crise du coronavirus a exercé une pression extrême sur les différents partis en négociations pour aboutir un accord de compromis qui n'offre pas de garanties démocratiques suffisantes. La démocratie chrétienne flamande, qui tergiversait depuis des mois dans ces négociations en liant son sort à celui de la droite dure nationaliste de la N-VA, a fini par accepter l'idée d'une coalition de crise autour de la première ministre libérale Sophie Wilmès, jusque-là chargée des affaires courantes. La quasi-totalité des partis représentés au Parlement, dont les sociaux-démocrates et les Verts (à l'exception de la N-VA et de l'extrême-droite Vlaams Belang – le PTB s'est lui abstenu) ont accordé leur confiance aux libéraux flamands et francophones et aux démocrates-chrétiens flamands qui composaient le gouvernement fédéral sortant.

Les mêmes, avec la N-VA cette fois, ont accordé des pouvoirs spéciaux à ce gouvernement, pour trois mois renouvelables une fois, qui lui permet de gouverner par décret en passant outre l'accord et le contrôle du Parlement. Un exécutif que le PS et les Verts ont refusé in extremis de rejoindre et qui est donc ultra-minoritaire dans sa représentativité au Parlement...mais chargé de « sauver » la population de l'épidémie. Malmenée par les sondages qui la voit dépassée par le Vlaams Belang encore plus à droite, la N-VA zigzague en passant du quasi déni de l'épidémie à des demandes de couvre-feux...avant que Jan Jambon, ministre-président de la Région flamande, n'envisage un retour rapide au travail, à l’instar de Trump. Les nationalistes ont perdu une bataille contre les « néo fédéralistes » libéraux, avec un net renforcement du pouvoir central dans cette crise. Le PTB, qui s'est abstenu sur les pouvoirs spéciaux à Bruxelles et en Wallonie, maintient sa posture d'opposition de gauche au gouvernement, mais se veut « constructif », quand la quasi-totalité des partis chantent le refrain de l'unité nationale.

Le gouvernement a donc une large marge de manœuvre, y compris pour mettre en danger des dispositions en matière de droit du travail, même si certains garde-fous ont été prévus sur les salaires. Il profite aussi d'un soutien médiatique et d’une partie importante de la population aussi : Wilmès, première femme à la tête de la Belgique, joue sur une communication « bienveillante » pour mieux embrouiller les têtes. Mais cette communication bien rôdée commence à se fissurer au fur et à mesure que les semaines passent et que les problèmes de la politique de gestion néolibérale-autoritaire de la crise deviennent de plus en plus visibles.

Confinés de tous les pays, continuez à bosser

Comme l'a bien résumé Daniel Tanuro, le gouvernement tente de limiter les dégâts de l'épidémie en limitant au minimum le coût pour les entreprises capitalistes et leurs activités (donc en exposant encore un grand nombre de travailleur.se.s), en restant dans le cadre néolibéral, en faisant porter par les soignant.e.s et les « familles », donc les femmes, la surcharge de travail de soins tout en arrêtant complètement la vie sociale et culturelle. C'est donc une réponse capitaliste néolibérale, patriarcale et autoritaire à l’épidémie.

Le gouvernement a décidé le 12 mars d'un confinement généralisé un peu plus rapidement qu'au Sud de l'Europe, mais c’est aussi la seule (ou presque) réponse à l’épidémie. Ce confinement rapide, dans une épidémie à courbe exponentielle, peut faire une grande différence. Impossible de dire à ce stade si cela suffira pour éviter l'hécatombe, mais il y a de quoi en douter ! Le problème étant qu'un grand flou a accompagné les mesures de « distanciation sociale » qui ont été prises en plusieurs étapes. Et même après le 12, alors que toutes les activités sociales et culturelles étaient annulées la priorité était donnée à maintenir comme dernière et unique activité à risque, l'activité économique productive. Les mots prévenants et les injonctions contradictoires de l'équipe Wilmès sont assortis de menaces de répression : la police, bien visible dans les rues est dotée du pouvoir d'imposer des amendes immédiatement perceptibles ou de sanctions pénales contre les personnes qui ne respectent pas le confinement. Des jeunes des quartiers populaires, souvent coincés dans des immeubles trop petits et insalubres, sont stigmatisés et la délation est en partie banalisée. Le racisme se cache en embuscade derrière « l'unité nationale ». Les belgo-marocains ne voient d'ailleurs aucun effort du gouvernement pour être rapatriés du Maroc et les sans-papiers sont traqués et dispersés par la police sans ménagement.

Face à cela, les luttes sociales se sont multipliées dans de nombreuses entreprises (Audi, Volvo, Décathlon, Leonidas, Neuhaus, Brico, Bombardier, Safran Aero, Sonaca, Arcelor et bien d'autres) où les protestations et arrêts de travail ont forcé le Conseil national de sécurité à resserrer la vis sur certaines entreprises et secteurs. Les directions syndicales se sont mises d'accord avec les patrons pour établir une liste de secteurs essentiels où le travail peut être autorisé avec des mesures de distance sociale moins contraignantes...donc plus dangereuses. Cette liste comprend des secteurs qui font sens (alimentation, pharmacies et soins par exemple) mais le diable est dans les détails : par exemple, toute la pétrochimie est considérée comme « essentielle », y compris pour fabriquer du parfum ou des gadgets en plastique ! Le président de la FGTB (syndicat socialiste) a appelé à l'union de « toute la société. Hommes et femmes politiques, employeurs, syndicats », saluant lui aussi l'unité des partis politiques. Dans le secteur du commerce, la colère gronde face au manque de protection du personnel, aux cadences infernales, aux horaires que le gouvernement propose d'étendre de 7h du matin à 22h ! Chez les aides ménagères, c'est également l'angoisse de voir leurs maigres salaires encore amputés ou de risquer de travailler sans protection chez de nombreux particuliers.

Casse des soins de santé et échec de la main invisible du marché

« Maintenant nous soignons, après nous réglerons nos comptes », martèle le collectif La santé en lutte. En effet, des comptes à régler, il y en aura ! A commencer par le fait que Wilmès était ministre du budget dans le gouvernement précédent, qui a coupé dans la santé (assurance maladie, hôpitaux, etc.) pour plus de 2 milliards d'euros pendant qu'il passait commande d'un montant de 35 milliards d'euros pour des avions de guerre F-35. Mais ce n'est pas tout, non contents d'avoir affaibli et fragilisé le système de santé qui commence à montrer des signes de dégradation, les mêmes qui forment l'équipe libérale-chrétienne de Wilmès, et notamment la ministre de la Santé De Block, n'ont pas ajouté un euro dans le budget des soins de santé. Pire, puisque les hôpitaux ont dû reporter un nombre gigantesque d'actes médicaux pour se focaliser sur le Covid19, ils risquaient de ne plus recevoir de rentrées financières (puisqu'ils sont financés à l'acte...) et le gouvernement leur a...prêté (!) un milliard d'euros pour qu'ils ne déposent pas le bilan. Un milliard qu'il faudra rembourser. Régler les comptes donc, d'autant que le secteur de la santé luttait depuis près d'un an pour de meilleures conditions de travail et de salaires. La pression des mobilisations des deux syndicats et du collectif La santé en lutte, conjointe à l'absence de gouvernement fédéral ces derniers mois, avait permis au Parlement de faire débloquer un fonds « blouses blanches » de 400 millions d'euros. Les directions syndicales en ont fait cadeau unilatéralement au gouvernement pour la lutte contre le coronavirus, en espérant que le gouvernement s'en souviendrait à l'avenir. Sans commentaire ! 

Le gouvernement a mis en place une session d'information publique quotidienne chaque matin à 11h sur l'état de l'épidémie dans le pays, mais le pays ne dispose toujours pas, deux mois après le premier cas enregistré début février, de capacités de tests suffisantes. Alors que les chiffres officiels font état de 12775 cas, de très nombreux témoignages affluent de personnes présentant tous les symptômes du Covid19 mais qui ne sont pas testées faute de réactifs suffisants. Des études épidémiologiques évoquées dans les grands médias font état d'un chiffre probable entre 100 000 et 400 000 personnes infectées dans le pays. De même, le gouvernement, qui s'est accordé la liberté d'utiliser les données de géolocalisation des téléphones pour tracer les déplacements, ne donne aucune idée claire des zones les plus touchées, ni des hôpitaux proches de la saturation. Derrière les discours de Wilmès, la réalité du terrain s'exprime par de nombreuses prises de position dans les médias et sur les réseaux sociaux, dénonçant notamment le risque sanitaire énorme couru par un personnel de la santé épuisé et largement sous-équipé en matériel de protection comme les 3000 travailleur.se.s du Centre Hospitalier Universitaire de Liège qui ont interpellé la première ministre.

Nos militant.e.s dans la santé qui sont actif.ve.s confirment : ça ne va pas, nous risquons la saturation dans les prochains jours, le personnel travaille même quand il est malade et certain·e·s s'en veulent de risquer non seulement leur vie mais surtout celles de leurs patient.e.s et collègues.

Il y a de quoi être en colère. Quand le 28 février, des médecins alertaient la ministre De Block sur la pandémie, elle s'est amusée à twitter contre les « dramaqueens » et les journalistes « pleurnicheurs ». Le gouvernement a tellement de problème à procurer des masques FFP2 qu'il a dû décharger De Block et transmettre la compétence à un ministre ad hoc, avec jusqu'ici toujours aussi peu de résultats. Le gouvernement néolibéral, doté de pouvoirs spéciaux, compte sur les initiatives privées pour produire masques et gel désinfectant en quantité suffisante. La « main invisible du marché » montre ici toute son inefficacité : le prix de ce matériel explose, et les personnes qui en ont le plus besoin n'en ont pas ! Une partie de la population et des détenu.e.s, cousent des masques pour tenter de se protéger. Une distillerie se met à produire du gel hydroalcoolique et la FGTB du secteur Métal (automobile, etc.) demande aux entreprises de produire des respirateurs. La situation est également très mauvaise dans les maisons de retraite et autres centres de soins, sans parler des prisons qui ont connu déjà quelques émeutes, et des centres de rétention pour migrant.e.s. La lutte contre l'Etat carcéral et pour la régularisation de toutes les personnes sans-papiers est plus que jamais d'actualité.

C’est une gestion macabre qu’impose le gouvernement : une commission éthique a été mandatée pour donner les critères quand les soignant.e.s devront décider qui tenter de sauver et qui laisser mourir. La société belge de gériatrie a recommandé de ne pas hospitaliser les résident.e.s de maison de retraite.

Solidarité gouvernementale avec les patrons

Les gouvernements sont dotés de pouvoirs spéciaux, notamment pour délier les cordons de la bourse pour soutenir les patrons frappés par l'arrêt de leurs activités et qui doivent constater, désolés, que sans travailleur.se.s, aucune richesse n'est produite. Des primes ont été accordées au secteur des hôtels, cafés et restaurants notamment. Si les budgets culturels et sportifs sont maintenus à court terme, rien n'est sûr pour les mois et l'année à venir, au vu de l'ampleur historique de la récession qui commence. Plus d'un cinquième des salarié.e.s du pays, soit 1 200 000 personnes, est aujourd'hui rémunéré par des indemnités de chômage économique temporaire (70% du salaire brut au lieu de 65% avant l'épidémie), c'est-à-dire par la Sécurité sociale, qui risque de voir son déficit exploser également. Chez les travailleur.se.s précaires et du travail informel, c'est un carnage social. Un grand nombre d'entre eux se retrouvent sans ou avec très peu de ressources pour les semaines et mois à venir. Le stress augmente avec l'isolement social et la charge familiale puisque les enfants sont pour la plupart chez eux. La question des loyers est posée avec force. Quelques mesures d'urgence ont été prises par le gouvernement, telles que la réquisition d'hôtels pour les sans-abris à Bruxelles, la création d'un centre de Médecins sans frontières dans la capitale, ou encore la suspension des expulsions de logements et des coupures d'eau et d'énergie. Mais c'est encore largement insuffisant par rapport aux besoins, certainement quand la crise va s'installer et que les dettes vont s'accumuler.

Dans ce contexte, le gouvernement n'envisage pas une seconde de revenir sur les milliards de cadeaux fiscaux faits aux patrons ces dernières décennies, ni évidemment d'impôt sur la fortune, par contre les économistes néolibéraux lancent des ballons d'essai en évoquant de diviser par deux la période de vacances annuelles par exemple, potentiellement compensée par la distribution de primes aux ménages. Dans certaines entreprises, les patrons n'hésitent pas à mettre leurs travailleur.se.s en chômage temporaire tout en exigeant qu'ils et elles continuent à travailler depuis leur domicile : l'arrogance et l'indécence patronale ne connaissent, quant à elles, pas de vacances.

Résistances et solidarité

Face à cette crise d'une ampleur inédite, qui se développe à une vitesse qui peut devenir tétanisante tandis que le confinement et l'interdiction de rassemblement menacent d'atomiser le corps social et les résistances, il reste des lueurs d'espoir. D'abord, comme dans d'autres pays frappés par le virus, la solidarité concrète et locale s'organise : entraide dans le quartier pour faire les courses ou des repas, fabrique de masques artisanaux, soutien aux sans-abris et sans-papiers, soutien psychologique, caisses de solidarité, etc. Des groupes sur les réseaux sociaux servent d'interface d'échange d'information et de soutien. A Bruxelles, plus de 15 000 personnes y sont inscrit.e.s. Une veille de la quarantaine a également été instaurée, pour documenter la répression et les risques autoritaires actuels.

Nombre de quartiers sortent quotidiennement le soir pour faire du bruit, de la musique, chanter des slogans en soutien au secteur des soins. Malheureusement, si des collectifs militants comme la Santé en lutte ou Spread solidarity not the virus y donnent un contenu politique solidaire des classes populaires et critique du gouvernement, celui-ci, bien aidé par les grands médias tente de dépolitiser et récupérer cette initiative pour en faire un simple « merci aux soignant.e.s », à tel point que certain.e.s soignant.e.s ont exprimé leur malaise face à des remerciements qui ne remplacent ni les protections, ni le personnel manquant. Et parce que ce n'est pas à la débrouille populaire de devoir systématiquement réparer les pots cassés des gouvernements néolibéraux.

Par ailleurs, les luttes sociales passées en mode virtuel (15 000 personnes ont participé à une manifestation virtuelle antiraciste, par exemple) ou affichage (aux fenêtres, balcons, murs, comme pour le droit au logement le week-end dernier ou encore les visuels de la Santé en lutte). Les militant.e.s s'organisent en vidéoconférences quand les moyens sont disponibles, des rencontres, conférences et formations s'organisent sur le même mode et avec les mêmes possibilités et limites. La vie sociale et politique est certes durement frappée en temps de pandémie, mais elle est loin de s'arrêter. On constate également que ce qui était devenu inconcevable aujourd'hui pour 99% des forces politiques, comme la reconversion d'usines pour des besoins sociaux immédiats, l'arrêt de secteurs non-essentiels, le contrôle des prix, des mesures d'urgence sociale, etc, est maintenant de l'ordre du « réaliste » ou « envisageable » notamment par les travailleur.se.s de la santé, mais plus largement dans la société. Les inégalités aggravées par le confinement constituent un autre élément d'une possible radicalisation d'une partie de la population face à un système qui démontre de manière éclatante qu'il n'est fait pour protéger ni les vies humaines ni la nature. C'est à partir des résistances des travailleur.se.s pour arrêter la production, de l'exaspération des salarié.e.s en première ligne (soins, nettoyage, alimentation), des mots d'ordre féministes pour que le soin accordé à l'humanité et à la vie sociale passe avant le profit, que les anticapitalistes et révolutionnaires de Belgique et d'ailleurs dessinent un programme de rupture et les mobilisations de masse qui devront reprendre au plus vite. Parce qu'il faudra bien régler nos comptes.