Publié le Mardi 4 juin 2024 à 09h00.

« L’une des grandes sources de répression, c’est la dénonciation, le signalement en ligne par des citoyens et des citoyennes ordinaires »

L’Anticapitaliste a rencontré Vanessa Codaccioni, professeure en sciences politiques à Paris 8, spécialiste de la répression des mouvements sociaux. 

Le délit d’apologie de terrorisme dans le contexte actuel n’a jamais été aussi utilisé…

C’est, à mon avis, la première fois que le délit d’apologie du terrorisme est utilisé à ce point dans le cadre de la répression d’une lutte ou d’un mouvement social. Trois raisons l’expliquent à mon avis. 

La première, c’est que le militantisme en France n’a jamais été réprimé par l’apologie du terrorisme, mais par l’apologie de crime et qui a été créée à la fin du 19e siècle pour réprimer les mouvements anarchistes, et plus généralement tout discours de gauche. C’est donc ce crime-là qui a été utilisé contre les ennemis publics numéro 1, comme les militants communistes pendant la Guerre froide, la guerre d’Indochine, ou les gauchistes dans les années 1970.

Quelques tentatives pour réprimer d’autres groupes n’ont pas marché. Quand j’ai repris mon travail sur la guerre d’Algérie j’ai constaté que l’action anticoloniale de nombreux individus auraient pu tomber sous le coup d’apologie de terrorisme, puisque le Front de libération nationale, par exemple, était considéré comme un groupe terroriste du point de vue politique, mais pas du point de vue pénal. Par exemple, les avocats qui défendent les indépendantistes sont visés par le pouvoir, et certains jugent évaluent la possibilité de les inculper pour apologie de meurtres. Mais ils ne le font pas finalement. Idem pour des groupes nationalistes et indépendantes dans les années 1970 et 1980. Quoi qu’il en soit ce n’est pas du tout l’apologie de terrorisme qui servait pour réprimer des luttes mais l’apologie de crime, l’apologie de meurtres, l’apologie de pillages, d’incendies, d’actes de désobéissance, etc.

Deuxièmement, l’apologie de terrorisme, telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne peut exister qu’une fois que des groupes sont considérés comme terroristes du point de vue du droit. Or, le mot terrorisme ne rentre dans le code pénal qu’en 1986, et ce n’est donc qu’à partir de 1986 que des groupes sont condamnés, jugés pour terrorisme. Avant, ils étaient inculpés et jugés pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Aussi, ce n’est qu’à partir  de 1986 que les individus soutenant des groupes considérés comme terroristes peuvent tomber sous le coup de l’apologie du terrorisme.

Sauf que – et c’est mon troisième élément de réponse – en réalité qui était condamné pour apologie du terrorisme ? Certains journalistes pouvaient tomber sous le coup de l’apologie du terrorisme, mais c’était rare. J’ai retrouvé par exemple des journalistes basques qui, au moment du World Trade Center, sont condamnés pour apologie du terrorisme parce qu’ils ont fait une caricature. Cette caricature disait : « on en a rêvé [de cet attentat], le Hamas l’a fait » (sic) – d’ailleurs ils disent le Hamas, ils se trompent car ils confondent avec Al-Qaïda. Il y a le « on en a rêvé », donc celui qui a fait la caricature et le directeur de publication sont condamnés pour apologie du terrorisme parce que là, effectivement, on est dans la définition de l’apologie qui est la glorification de l’attentat. Ils ont été condamnés à 1 500 euros d’amende. Une peine très légère puisque dans la loi, c’est cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende, je crois, et 7 ans de prison, si c’est par Internet.

 

Oui mais il y a un changement des peines avec la loi de 2014, non ?

Effectivement, il y a eu un tournant en 2014. On est deux ans après les attentats commis par Mohamed Merah. Je pense que ce n’est pas sans lien parce que Mohamed Merah avait suscité des affaires d’apologie du terrorisme. Il est décidé pour durcir la répression des apologies de terrorisme, de les sortir des délits de presse, ce qui va permettre de multiplier les procédures, de les faciliter et de réprimer davantage. Par exemple, avec l’apologie du terrorisme, on peut faire de la détention provisoire. C’était absolument interdit avant. On augmente les peines à cinq ans de prison et à sept ans de prison, si c’est commis sur Internet. En outre sont autorisés, je crois, les comparutions immédiates pour apologie du terrorisme, ce qui était totalement impossible avant. 

On durcit ainsi la répression en 2014. L’année suivante, avec les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, on a une explosion des affaires d’apologie du terrorisme, qui vont toucher essentiellement des jeunes racisés, des jeunes musulmans, des arabes en fait, qui vont soit faire des déclarations de glorification envers Daesh ou envers les auteurs des attentats, soit qui vont tenir des propos considérés comme désobligeants sur les victimes. C’est le fameux : « c’est bien fait ». Il a pu aussi s’agir de propos sur l’Islam, sur les caricatures du Prophète, et cela a pu concerner aussi des jeunes enfants en marge des minutes de silence dans les collèges. 

Avec les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, on a une explosion des affaires d’apologie du terrorisme, qui vont toucher essentiellement des jeunes racisés, des jeunes musulmans, des arabes

On a une explosion des affaires. On n’a pas véritablement les chiffres, mais ce sont des milliers et des milliers d’affaires en fait. Par exemple, ce gamin de 18 ans qui a renommé sa Wifi Daesh juste après les attentats du Bataclan, a pris trois mois de prison avec sursis, en vertu de cette loi. On est quand même très loin de la définition de l’apologie.

 

Mais un nom de Wifi c’est privé…

Oui, sauf que quand on se connecte à un réseau, par exemple, avec son téléphone ou son ordinateur, on voit les noms des Wifi donnés par les utilisatrices et les utilisateurs. Donc, c’est un voisin ou un passant qui l’a dénoncé, le public de l’immeuble ou de la rue. 

Cela doit nous alerter sur autre chose : ce n’est pas la police qui s’est saisie de cela. Quelqu’un l’a dénoncé. Cela rejoint mes travaux sur la société de vigilance. Depuis 2001 et les attentats du World Trade Center, et évidemment en France à partir de Charlie Hebdo (en 2015), l’une des grandes sources de répression, c’est la dénonciation et le signalement en ligne. Ou, pour le dire plus clairement, le fait que citoyens et des citoyennes ordinaires participent à la répression en dénonçant des faits à la police. 

Je serais très curieuse de savoir le nombre de personnes qui ont été dénoncées par des individus sur Internet depuis le 7 octobre, qui ont été dénoncées via la plateforme Pharos. Beaucoup, je pense, des centaines.

Mais ce qui est également assez nouveau, c’est que l’on a des associations pro-israéliennes qui passent leur journée à traquer sur Internet des propos qui pourraient être de l’apologie et qui vont porter plainte auprès de la police. Ce qui fait qu’aujourd’hui, concernant l’apologie, il y a trois sources répressives : les procureurs qui peuvent se saisir d’affaires ; les citoyens qui vont dénoncer sur Pharos, pouvant donner lieu à des poursuites aussi, si l’affaire est jugée sérieuse ; et enfin des associations qui portent plainte pour apologie du terrorisme. C’est ce trio-là, très puissant, qui donne lieu à cette multiplication des affaires. 

 

Oui. D’après Mediapart il y a 600 signalements ce qui fait beaucoup et pas beaucoup (mai 2024)…

Ce n'est pas beaucoup. C’est en dessous de la réalité à mon avis. Je pense que soit il y en a encore en cours, soit ils ont beaucoup trié auparavant. Car si c’est via Pharos, les policiers, les gendarmes font un tri préalable. 

 

Depuis 2014 et surtout après le Bataclan on a constaté une explosion de l’utilisation de l’apologie de terrorisme. Il s’agit à chaque fois de ce qui est considéré comme du terrorisme islamiste ? Il y a d’autres cas ?

Non, je n’ai pas trouvé, c’est vraiment dans le cas du terrorisme islamiste, en fait. Il y a une focalisation là-dessus.

 

Même pour le terrorisme corse, par exemple pour Ivan Colonna ? 

Une enquête a été ouverte pour apologie du terrorisme après la distribution de tracts FLNC à Corte, mais c’est mars et avril 2024, donc c’est très récent. Donc jusque-là non, il n’y a pas eu d’affaires d’apologie de terrorisme concernant la Corse.  

 

En lisant tes travaux sur la répression des années 1960-1970, on a l’impression que la répression était très importante. Et avec le recul des dernières années, on a aussi l’impression d’une augmentation importante de la répression. Y a-t-il a eu un creux de la vague ? 

À partir des années 1980, milieu des années 1980 et 1990, il y a une focalisation de l’appareil répressif sur le terrorisme et une pacification du champ du militantisme. Premièrement en effet, au milieu des années 1980, tous les groupes qui étaient considérés comme des militantEs à réprimer deviennent des « terroristes ». C’est le cas d’Action directe, par exemple, et de tout un tas de groupes auparavant considérés comme des « politiques » et qui deviennent des terroristes à partir de 1986. Donc, au milieu des années 1980, il n’y a plus d’ennemis intérieurs militants mais pleins d’ennemis intérieurs terroristes. 

Deuxièmement, dans les 1980-1990, il y a une normalisation des partis, par exemple, du Parti communiste, qui était l’ennemi public numéro 1, et qui ne représente absolument plus une menace pour le pays. C’est intéressant de regarder les travaux de Laurent Bonnelli1, qui travaille sur les renseignements généraux. Il explique que dans les années 1990, les renseignements généraux – qui devaient surveiller les ennemis intérieurs – n’ont plus rien à faire en matière de militantisme. Ils se repositionnent alors sur deux autres cibles : les terroristes et les racisés des quartiers populaires avec surtout un ciblage sur les révoltes urbaines.

On a ainsi un déplacement de la focale et des cibles dans les années 1980 et 1990, tout début des années 2000. Sauf que, au début des années 2000, il y a un renouveau du militantisme en France et en Europe, notamment avec le mouvement altermondialiste, l’apparition des Black Blocs, le mouvement contre le CPE en France. L’appareil répressif va à nouveau se tourner vers le militantisme, parce que la répression elle est aussi en interaction avec ce qui se joue sur le terrain des luttes. 

Comme il y a une multiplication et un renouveau des luttes en France, l’appareil répressif se remet à réprimer de manière un peu massive des militantEs. C’est le cas pour le mouvement contre CPE, par exemple en 2006. Et à partir de là, on peut considérer que cela n’a jamais cessé.

 

Après le renouveau des luttes au début des années 2000, nous ne sommes pas dans une période importante de luttes (si on en croit le nombre de journées de grève), qu’est-ce qui justifierait selon toi ce niveau de répression ? 

Il y a des cibles quand même, comme les écolos et les autonomes. L’affaire Tarnac s’étend de 2008-2018, donc sur dix ans. Les autonomes et d’autres groupes qui étaient vraiment considérés, dès la fin des années 2000, comme une menace très subversive sont toujours là : les antifas, les écolos, les zadistes etc. Il y a encore tout un mouvement qui est considéré comme ennemi intérieur et il y a des luttes parfois qui émergent comme celles contre la loi travail, le mouvement des retraites ou encore les Gilets jaunes. Regardons la violence inouïe contre les Gilets jaunes. D’autres sont également de plus en plus réprimés, à savoir celles et ceux qui vont s’en prendre à la police, ce type de délits étant considéré comme le plus grave de tous. 

Mais plus généralement, je pense qu’il y a aujourd’hui une intolérance du pouvoir politique à toute forme de lutte, et surtout à toute forme de violence, qu’elle soit contre les personnes ou les biens. Par exemple, je le dis dans mon bouquin sur la répression2, mais des syndicalistes qui séquestrent, c’est-à-dire retienne quelqu’un pendant deux heures, ou arrachent une chemise, c’est perçu comme quelque chose d’une violence absolument inouïe, alors que dans les années 1970, on faisait bien pire.

On séquestrait les gens pendant des journées. Ils étaient molestés, et ça ne donnait pas lieu à des grands éclats. Enfin, ça faisait partie des conflictualités politique et sociale.

La conflictualité aujourd’hui, elle n’est plus acceptée ni acceptable. Mon hypothèse, c’est qu’il y a une forme d’intolérance véritable à toute forme de violence, même symbolique. Jeter quelque chose sur un tableau, sur la vitre d’un tableau, c’est considéré comme absolument scandaleux. Enfin, la violence discursive n’est plus acceptée sous aucune forme, elle est stigmatisée, dénoncée et très fortement réprimée.

C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’aujourd’hui, on vit dans une société où les gouvernements ont décidé qu’elles étaient les bonnes manières de militer et les bonnes manières de s’exprimer, de faire de la politique. J’ai regardé, par exemple, les dossiers de Gilets jaunes qui avaient été réprimés, puis j’ai regardé quelques comparutions immédiates. Un juge avait dit à un Gilet jaune : « Mais pourquoi, vos revendications, vous ne les avez pas écrites sur une pancarte ? » En fait, cela veut dire que quand on fait une manif, si on a des revendications, il faut les écrire clairement sur une petite pancarte, bien exprimées. C’est ça, les bonnes manières de militer.

Aujourd’hui, il y a une vraie définition de ce qu’est militer : ne pas être dans la conflictualité, afficher ses revendications, être dans la négociation, la discussion, l’écoute, le bien parler. Dès qu’on s’en écarte, c’est la répression.

 

Les actions étaient plus violentes auparavant. La répression aussi, non ? 

Bien sûr. Il y avait beaucoup plus de militantEs en prison, c’est certain. Notamment parce qu’il y avait la Cour de sûreté de l’État (1963-1981), un tribunal spécialisé dans la répression des militantEs. Cette Cour visait les gauchistes qui pouvaient également passer par le tribunal correctionnel. On avait véritablement deux armes, et pas mal de militants en prison. Des centaines de militantEs en prison, c’est vrai.

Devant la Cour de sûreté de l’État, passait de tout : l’extrême droite, l’extrême gauche, des indépendantistes, etc. C’est 3 600 personnes inculpées en 18 ans pendant les années 1970. Ce n’est pas non plus délirant car être inculpé ne signifie pas nécessairement aller en prison. Mais il y a eu aussi 30 condamnations à mort, par exemple. Mais c’est moitié extrême droite et pour moitié des gens condamnés pour espionnage. En fait, il y a des formes de gravité qui sont tout à fait différentes. Des gens sont en prison parce qu’ils ont distribué un tract, et d’autres le sont parce que, membres de l’OAS, ils ont commis des assassinats. Ce n’est pas du tout la même échelle. 

 

Comment tu vois la situation actuelle et ses suites ?

Dans le cas des gens connus, soutenus et avec des ressources, ce sera classé sans suite. Contrairement aux jeunes raciséEs des quartiers populaires qui risquent fort d’en payer le prix.

La plupart vont être classés sans suite, mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est que pendant qu’on est convoqué par la police, ont fait très attention à ce qu’on dit. Ils ont fait des exemples, donc autour de moi de nombreuses personnes s’auto-censurent et on le voit sur les réseaux sociaux. Les gens n’osent plus dire génocide alors, ils mettent des petites étoiles par exemple ou ils mettent une citation. Même si les poursuites n’aboutissent pas à des condamnations ou même à des poursuites très claires, les convocations auront produit quelque chose : de la censure et de l’auto-censure.

Cela aura forcé des gens à passer leur temps à répondre à des accusations, à prendre un avocat, à réfléchir, etc. Pendant ce temps-là, on ne lutte pas.

Plus fondamentalement, il faut parler de la criminalisation des émotions. Il y a une criminalisation d’une parole spontanée qui découle d’émotions puissantes, d’affects très puissants liés au conflit israélo-palestinien. En fait, il me semble que l’apologie du terrorisme, c’est aussi une manière de réprimer une parole, écrite sous le coup d’affects très puissants. Parce que si on voit ce qui s’est passé le 7 octobre, ce qui se passe en ce moment à Gaza et ce qui se passait avant à Gaza, on devient fou. Des choses écrites dans ce contexte-là sont immédiatement criminalisées. C’est une forme de répression des affects très puissants liés à des événements politiques.

 

Propos recueillis par Édouard Soulier

  • 1. Laurent Bonnelli, La France a peur, Éditions La Découverte 2008.
  • 2. Vanessa Codaccioni, Justice d’exception, l'État face aux crimes politiques et terroristes, 2015, CNRS éditions.