Trois questions à Nadia Méziane de Lignes de Crêtes sur les modalités actuelles de la répression islamophobe, en particulier sur des dimensions qui retiennent moins l’attention, comme le gel des avoirs, et sur la lutte à développer.
1) Quelles sont les formes que prend aujourd’hui l’islamophobie d’État ?
L’islamophobie d’État, comme son nom l’indique, ce n’est pas seulement la loi, mais des décrets, des arrêtés, des pratiques répressives fondées sur la surveillance des sphères musulmanes et sur l’action des bras armés de l’État, ses administrations. C’est ce cadre qui organise les mesures d’effacement comme les dissolutions, les fermetures administratives d’établissements, le gel des avoirs, mais aussi des fermetures arbitraires de comptes bancaires, les interdictions de livres musulmans. C’est la perpétuation du logiciel de gestion coloniale de l’islamité indépendante et le reflet de la nature de la 5e République, fondée pendant l’insurrection algérienne pour décupler le pouvoir de l’exécutif, notamment au travers de l’état d’urgence, aujourd’hui en grande partie inscrit dans la loi ordinaire.
Effectivement, les autres mesures sont moins remarquées par nos alliéEs que les attaques contre la visibilité musulmane des femmes. Pourtant, le gouvernement communique abondamment à leur sujet : le rapport d’enquête sur les Frères musulmans a été suivi de deux conseils de défense après lesquels Macron lui-même a évoqué l’interdiction de livres, de nouvelles dissolutions et le gel des avoirs. Et dès juin, des acteurs et actrices très visibles de nos communautés, notamment des imams comme notre frère Nourredîne Aoussat, ont communiqué sur ce sujet. Ainsi que des cibles de la précédente vague, par exemple Elias d’Imzalene et Omar Alsoumi d’Urgence Palestine. Mais le stigmate généré par l’inscription de ces mesures dans le logiciel antiterroriste a encore tendance à susciter des craintes et de l’islamophobie, parfois inconsciente, surtout dans le cadre de la déshumanisation globale des hommes musulmans.
2) Concrètement, que se passe-t-il quand des avoirs sont gelés ?
C’est assez simple et terrifiant : en général, vous réalisez que vous êtes visé en tentant de faire un retrait d’espèces ou de payer avec votre carte bancaire. Ensuite, votre banque vous informe du gel décrété par le ministère. À partir de ce moment, tous vos comptes sont bloqués, vos revenus arrivent mais vous ne pouvez pas y toucher. La mesure est publique, donc infamante. Vous avez droit à un minimum vital versé en liquide et vous devez justifier chacune de vos dépenses. La mesure est reconductible par tranches de six mois. Elle est contestable juridiquement mais, comme elle repose sur la notion de « soupçon étayé » et que celui-ci peut être constitué par exemple d’une fameuse note blanche, elle est rarement annulée par le juge. C’est donc une forme de mort sociale par la spoliation économique. Et une arme très utile pour remplacer une dissolution ou affaiblir une structure musulmane avant dissolution.
3) Comment lutter contre ces mesures de gel des avoirs ?
Je participe modestement, avec mon petit collectif Lignes de Crêtes, à des initiatives musulmanes larges portées par des imams, des collectifs, des associations, des influenceurs, des intellectuels, dont il faut souligner l’extrême courage puisque parler contre l’islamophobie d’État est en tant que tel un motif de répression. En réalité aujourd’hui, simplement continuer à être musulmanE et fierE de l’être, où qu’on soit, c’est déjà résister.
Quant aux camarades de gauche, leur rôle doit être de soutenir sans réserve ni tri les personnes et structures visées, de prendre conscience de la richesse apportée par nos frères et sœurs dans leurs organisations et de leur donner le maximum de possibilités pour mener le combat contre l’islamophobie — non pas par paternalisme, mais parce que le gel des avoirs, comme les autres mesures islamophobes, ne sont pas des diversions ou des détails de l’histoire : le logiciel islamophobe est le cœur battant de la macronie, il irrigue toutes ses politiques de contrôle et de répression, comme on l’a vu avec l’extension des dissolutions. Et en temps de génocide islamophobe en Palestine, évidemment, l’islamophobie est aussi un des moteurs idéologique et pratique du capitalisme occidental.
Propos recueillis par la commission antiracisme