Entretien. Au moment où le patronat, sous couvert de « liberté du travail », mène une offensive pour le travail du dimanche et de nuit, nous avons rencontré l’inspecteur du travail en retraite, Gérard Filoche, membre du bureau national du Parti socialiste et animateur du courant Démocratie et Socialisme. Il nous donne son point de vue sur les enjeux de cette question pour le monde du travail.Où en est-on des décisions de justice concernant le travail le dimanche ?Elles sont contradictoires, les juges ont des opinions personnelles différentes sur l’ouverture du dimanche, et le laissent transparaître dans leurs décisions. Cela est rendu possible parce que le principe du repos dominical existe toujours, mais il y a trop de dérogations disparates depuis la loi Maillé-Sarkozy. On en arrive à ce que des juges condamnent les infractions à l’ouverture du dimanche, mais avec des astreintes insuffisamment dissuasives. D’autres donnent raison à un patron qui porte plainte contre les autres, et d’autres annulent ce jugement…Quelle est actuellement la réalité du travail le dimanche ?Sur 700 000 commerces, 22 000 sont ouverts légalement avec des dérogations préfectorales et municipales (zones touristiques, périmètres d’usage commercial exceptionnel…). Après ça, il y en a quelques milliers ouverts illégalement. L’enjeu est « oui » ou « non » au travail du dimanche dans tout le secteur du commerce. Cela fait 4 millions de salariés concernés avec emplois induits. Ce serait un changement de société lourd, et remplacerait la civilisation du loisir par la « civilisation du caddy », comme disait Henri Krasucki. 5 % des salariés travaillent le dimanche de façon régulière (hôpitaux, feux continus, transports, loisirs, là ou c’est indispensable…) et 25 % travaillent occasionnellement. On dit que plus de 75 % des « sondés » seraient favorables à l’ouverture le dimanche, mais 85 % des « sondés » disent aussi qu’eux-mêmes ne veulent pas travailler ce jour là…Les salariés de Leroy Merlin et Castorama ont été totalement organisés par leurs patrons : séances de formation avec des communicants sur leur temps de travail, déplacements payés, jours payés, transports et repas payés, T-shirts, banderoles, tracts payés. Ils habillent cela du mot « volontariat », mais le volontariat n’existe pas en droit du travail. Ce qui caractérise un contrat de travail est un « lien de subordination juridique permanent ». Aucun salarié de ce pays ne travaille le dimanche par « volontariat », mais parce que le patron le veut. En fait, mettre en avant des salariés qui « veulent » travailler le dimanche, c’est une manipulation complète.Patrons et ministres invoquent relance de la consommation. Alibi ou réalité ?C’est hors sujet. Ce qui sera acheté le dimanche ne le sera pas le samedi ou le lundi. Les porte-monnaies ne sont extensibles en ces temps d’austérité. Les magasins ouverts en fraude, claironnent des chiffres d’affaires mirobolants majorés de 20 %... mais justement c’est parce qu’ils fraudent, violent la « concurrence » et se font de la « pub » en plus.Et la sauvegarde des emplois ?Un emploi du dimanche sera un emploi de moins le lundi. Les grandes chaînes s’en tireront en embauchant des femmes pauvres et précaires ou des étudiants en turn-over permanent façon McDonald’s. Ils « tiennent » un peu les salariés en leur donnant des primes de 25 %, 30 %, 50 % parfois mais rarement 100 % : ces primes ne sont pas inscrites dans la loi. Vu que les salaires sont trop bas, les pauvres n’ont pas le choix. Et s’il y avait généralisation de l’ouverture du dimanche, ces primes « exceptionnelles » n’auraient plus de raison d’être et seraient supprimées à ceux qui aujourd’hui les réclament. La banalisation du dimanche en fera un jour de vente comme les autres, il y a même fort à parier que ce jour-là deviendra un jour à faibles ventes.Une nécessité économique dans les secteurs concernés ?Il n’y a rien d’économique là-dedans, c’est idéologique : le patronat veut surtout déréguler la semaine et les durées du travail hebdomadaires. C’est pareil pour les ouvertures de nuit genre Sephora. Le but est de remplacer la semaine de 35 heures par des horaires à la carte comme l’exige le Medef. Toutes les activités commerciales et annexes peuvent être concernées par la déréglementation voulue par le Medef : vendre du parfum et de la fringue le dimanche, quel sens cela a-t-il ? Le dimanche, c’est un jour de repos collectif, socialisé, facilitant les rapports humains pour toutes les activités de loisirs, culturelles, associatives, citoyennes, familiales et même sportives ou religieuses. Il arrive qu’un étudiant veuille travailler le dimanche, mais ce ne durera pas pour lui, et plus tard, qui gardera les enfants, qui fêtera leur anniversaire si les parents travaillent le dimanche ? L’ouverture généralisée profiterait aux grandes chaînes contre les petits commerces qui en subiraient le contre-coup : il a été calculé que ce serait un solde négatif de 30 000 emplois perdus.Qui sont « les bricoleurs du dimanche » ?Des braves gens qui pourraient faire leurs courses le vendredi après-midi s’ils bénéficiaient vraiment des 35 heures.Que défendent les syndicats hostiles au travail du dimanche ?Le respect du principe du repos dominical voté en 1906 à l’unanimité par l’Assemblée nationale, et des dérogations limitées strictement aux nécessités. En vérité, on devrait réclamer le retour aux deux jours de repos consécutifs, dont le dimanche. La semaine de 5 jours serait un minima et seule la réduction du temps de travail peut faire reculer le chômage de masse. Le salaire du dimanche devrait être doublé dans la loi avec repos compensatoire.Les projets du gouvernement ?Ce n’est pas bon signe qu’il ait reçu les patrons fraudeurs à Matignon (alors qu’il n’a pas amnistié les syndicalistes). Pas bon signe non plus qu’il ait attribué à Jean-Paul Bailly, ex-PDG peu brillant de La Poste, le soin de « faire un rapport ». Mais la pression syndicale est grande et le gouvernement a fait tellement de cadeaux au Medef (lequel ne lui en est nullement reconnaissant) que celui-là n’est peut-être pas nécessaire. Vigilance !Propos recueillis par Robert Pelletier
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