Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h30.

USA : qu’est-il arrivé au « changement » promis par Obama ?

 

 

L’image du président « prix Nobel de la paix » qui exacerbe la guerre en Afghanistan a fait le tour du monde. Mais la politique menée par Obama sur le plan intérieur commence tout autant à décevoir nombre de ses partisans. Cet article d’International Socialist Review (isr)1, la revue politique et théorique publiée aux États-Unis par l’ISO (International Socialist Organization), en expose les raisons.

L’administration Obama n’a pas un an qu’elle a déjà perdu beaucoup de son lustre. Elle a déçu un grand nombre de ses partisans progressistes2 et a même amené certains à suggérer que l’on assisterait en réalité au troisième mandat d’une administration Bush.

Début août, dans une tribune du New York Times, le commentateur progressiste Frank Rich posait la question : «Obama se paye-t-il notre tête?» Rich citait un électeur d’Obama en Virginie, qui avait déclaré au Washington Post, quelques jours plus tôt : «rien n’a changé pour les gens ordinaires. J’ai l’impression qu’on s’est fichu de moi.» Cet électeur se montrait dégoûté, en particulier, par les milliards de dollars versés pour le renflouement des banques alors que des millions d’Américains ordinaires restent menacés de perdre leur maison. Tout indique qu’Obama prend grand soin de Wall Street, alors que les habitants de Main Street3 sont abandonnés à leur sort.

Comme Rich le souligne, l’amertume de beaucoup de ceux qui ont soutenu Obama lors de l’élection de 2008 a cependant des causes bien plus larges que le seul renflouement des banques. Elle se base, selon ses propres termes, sur «la désagréable sensation que le jeu américain est truqué –que, comme le président l’a significativement affirmé un mois après son élection, le système est hypothéqué par ‘‘les intérêts des puissants lobbys des quelques-uns les plus riches’’, qui ont “dirigé Washington bien trop longtemps”.» Plus précisément, elle repose sur la « désagréable sensation » que, malgré sa rhétorique enthousiasmante et ses appels au changement, Obama ne remet pas en cause ces intérêts mais, au contraire, travaille avec eux, main dans la main.

L’exemple de l’assurance-maladie

Prenons la bataille autour de la réforme de l’assurance-maladie. Obama a été élu sur la promesse d’offrir à tous une assurance-maladie abordable et de limiter des coûts de santé aujourd’hui incontrôlés. Les USA sont le seul pays développé à ne pas offrir à sa population une couverture santé universelle, avec pour résultat que plus de 46millions de personnes ne sont pas assurées. Malgré cela, les dépenses de santé par habitant sont dramatiquement plus élevées qu’en Europe de l’Ouest, au Canada, au Japon ou en Australie, tandis que les prestations, selon l’Organisation mondiale de la santé, sont dramatiquement plus basses.

Cette incroyable dichotomie s’explique par le fait que la prévoyance santé est aux États-Unis une industrie destinée au profit, alors qu’ailleurs, elle a été de longue date traitée comme un droit garanti par l’État. Les dépenses supplémentaires constatées aux USA vont aux bureaucraties des grands groupes financiers, ainsi qu’aux profits démesurés du complexe industriel de la prévoyance santé, qui inclut les compagnies d’assurances, les hôpitaux privés et l’industrie pharmaceutique.

Cependant, loin d’affronter les grands groupes de la santé, Obama et les dirigeants démocrates au Congrès n’ont eu de cesse de les apaiser, avec au final un projet de loi à peine meilleur que la législation actuelle sur l’assurance-maladie privée. Dans une interview accordée au site <SocialistWorker.org>, le docteur Andy Coates, membre de Médecins pour un programme national de santé, a synthétisé ce qui ne va pas avec le plan d’Obama : «Le cœur de la réforme est l’obligation faite aux individus de contracter une assurance-santé –en criminalisant les non-assurés. En échange de son acceptation d’un peu de régulation, le patronat des assurances obtient du gouvernement qu’il contraigne les gens à acheter son produit. Et puisque certains travailleurs n’ont pas assez d’argent pour acheter le produit, l’argent de l’impôt subventionnera les primes des assurances privées. Le Los Angeles Times parle d’une “manne” pour l’industrie de l’assurance-maladie.»

Même un modeste plan de santé gouvernemental, susceptible de concurrencer les assureurs privés – et donc rejeté par eux –, paraît finalement improbable à l’heure où nous écrivons. Pour en comprendre les raisons, il suffit de se rappeler l’adage « suivez l’argent ». Ainsi, au cours de la première moitié de 2009, les groupes de l’industrie de la santé ont donné 1,8 million de dollars aux dix-huit membres du Congrès, des deux bords, qui jouent les rôles principaux dans la réforme de l’assurance-maladie ; parmi eux, la présidente de la Chambre des députés, Nancy Pelosi, et d’autres dirigeants démocrates.

«Dans cet entrelacs de puissants intérêts pécuniaires», observe Rich dans le New York Times, «on ne voit pas qui, de l’un ou l’autre parti, un Américain pourrait ou devrait soutenir.» Et il poursuit : «la nature bipartisane de la bête peut être synthétisée dans la remarquable trajectoire de Billy Tauzin, l’ancien député de Louisiane. Tauzin a été en 1994 un membre fondateur des Blue Dogs Democrats4. Un an plus tard, il est passé aux Républicains. Aujourd’hui, il se trouve à la tête de PhRMA, le plus gros groupe commercial pharmaceutique. Dans la campagne de 2008, Obama avait tourné un clip télé dans lequel il clouait Tauzin au pilori pour son rôle dans les manœuvres ayant empêché Medicare5 de négocier des prix plus bas pour les médicaments. [En août] le Los Angeles Times informait que Tauzin, acteur de premier plan des négociations de la Maison Blanche sur la prévoyance santé, avait obtenu à huis clos une volte-face, en persuadant l’administration de défendre le maintien de prix protégés pour les médicaments. Nous savons maintenant pourquoi le président a enterré son engagement de campagne de rendre publiques de telles négociations.»

Les affaires continuent comme avant

La poursuite des affaires comme avant, ou presque, caractérise l’ensemble de la politique économique d’Obama. C’est la crise financière précipitée par la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008, puis la décision de l’administration Bush d’intervenir pour sauver AIG et une série d’autres institutions financières, qui ont probablement œuvré, plus que tout autre facteur, à la victoire électorale d’Obama. Alors que les économies US et mondiale étaient au bord d’une nouvelle dépression, toute l’idéologie du néolibéralisme, avec son hostilité à la régulation gouvernementale et sa foi aveugle dans le marché, semblait également en faillite.

Mais si la nouvelle administration avait eu l’intention de prendre des mesures pour encadrer le casino financier, elle a clairement perdu l’occasion d’agir. Un an après la déclaration de faillite de Lehmann, Obama a prononcé un discours à propos de Wall Street : les mi–lieuxpatronaux ont considéré l’événement si insignifiant que tous les dirigeants des principaux groupes financiers se sont abstenus d’y assister. Même les timides réformes qu’il avait proposées (et que le secrétaire au Travail de l’ère Clinton, Robert Reich, qualifiait de «canapés apéritifs») ont peu de chances d’être approuvées par le Congrès. Selon le New York Times, «les banques continuent à vendre et échanger des produits dérivés non régulés, en dépit de leur rôle dans le chaos du récent effondrement. Des changements radicaux, tels qu’une limitation du montant des transactions financières ou de la taille des banques, rencontrent des obstacles insurmontables. Même des changements mineurs, comme obtenir des banques plus de transparence sur les produits dérivés en leur possession, paraissent fort peu assurés».

Un autre article récent, publié dans la revue Times, révèle que les jeunes loups de Wall Street prévoient maintenant de faire avec l’assurance vie exactement ce qu’ils ont fait avec les prêts subprime : «Les banquiers projettent d’acheter des «contrats vie», c’est-à-dire des polices d’assurance vie que les gens âgés ou malades vendront contre du cash –par exemple, 400000 dollars pour une police de 1 million de dollars, le montant dépendant de l’espérance de vie de l’assuré. Puis ils pensent ‘‘sécuriser’’ ces polices, dans le jargon de Wall Street, en les agglomérant par centaines ou milliers dans des bons qu’ils pourront alors revendre à des investisseurs tels que les grands fonds de pension, qui encaisseront les versements à la mort des assurés.»

Évidemment, si les gens dépassent leur espérance de vie, les investisseurs perdront de l’argent. Mais pourquoi s’inquiéter ? Les banques savent qu’elles sont « trop grosses pour faire faillite » et que le gouvernement viendra à leur secours si leur politique crée des problèmes, en encourageant ainsi des comportements encore plus risqués. «Nous nous attendons à une grosse ruée dès la première offre», a confié à Times un spécialiste du dossier.

Dans le même temps, avec un chômage toujours en hausse, la crise des saisies immobilières ne cesse de s’aggraver (à la mi-2008, un tiers des crédits hypothécaires avait sombré) et le nombre des prêts « non- performants » augmente, ce qui signifie que l’accès au crédit est toujours aussi restreint. Selon Robert Reich, «les petites entreprises ne peuvent toujours pas obtenir de crédits. Même les emprunteurs fiables ont du mal à se faire accorder de nouveaux prêts.» C’est une des raisons pour lesquelles les USA pourraient être confrontés à une récession « en W », avec une seconde pente descendante qui surviendrait vers la fin 2010, juste au moment des élections intermédiaires. Mais alors que la crise a eu des effets dévastateurs sur des millions de travailleurs, à Wall Street les primes atteignent des records. Goldman Sachs prévoit d’attribuer à ses dirigeants et traders des bonus pour un montant de 11,4 milliards de dollars. Ce total atteint 32,6 milliards pour les neuf plus grandes banques qui, ensemble, ont reçu 175 milliards de cautionnements publics.

Des pressions externes et internes

Le fait que ni le Congrès dominé par les démocrates ni le gouvernement n’en ait pris la moindre mesure face aux débordements de Wall Street illustre à nouveau le pouvoir de ceux qui financent les campagnes électorales ainsi que des lobbyistes de Washington. Entre janvier et septembre 2008, le secteur financier avait consacré 200 millions de dollars à ses actions de lobbying (s’ajoutant aux 5milliards dépensés dans les campagnes électorales et en lobbying au cours de la décennie précédente).

Mais la pression n’est pas seulement extérieure à la Maison Blanche. Comme Frank Rich le signale, Obama «a réuni dans son équipe économique un club d’ex-collaborateurs de Robert Rubin6 et d’anciens de Goldman Sachs et Citibank; parmi eux, le secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, qui à la Réserve fédérale de New York a failli dans son rôle de surveillance lorsque la dernière bulle a enflé puis éclaté.» Ces spécialistes, qui dans les années 1990 avaient pour beaucoup contribué à élaborer les politiques néolibérales de l’administration Clinton, ont naturellement eu tendance à réassembler le même château de cartes en changeant le moins de choses possible.

Obama lui-même manque rarement une occasion de proclamer sa foi dans le marché. Il l’a encore fait au sommet du G20 de Pittsburgh, en septembre. En réponse aux protestations des militants altermondialistes, il déclarait alors être «fondamentalement en désaccord avec leur vision du libre marché comme étant la source de nos maux», ajoutant que le but du sommet était de «garantir que le marché fonctionne dans l’intérêt des gens ordinaires.» Le problème est que le marché ne fonctionne pas pour cela, et que tout ce que le G20 a décidé à Pittsburgh n’y changera rien.

Un « néolibéralisme keynésien »

Dans le dernier numéro d’ISR, Michael Schwartz décrivait la politique étrangère d’Obama comme un « néoconservatisme libéral », dans lequel «l’ambition néoconservatrice de transformer les structures politiques, sociales et économiques de l’Irak et de l’Afghanistan (et maintenant du Pakistan) demeure intacte». Les méthodes ont cependant changé, l’accent étant mis sur les formes civiles de l’intervention davantage que sur les formes militaires. En formulant le même type de paradoxe, on pourrait décrire la politique économique du gouvernement comme un « néolibéralisme keynésien », dans lequel les politiques keynésiennes de déficit public servent à revigorer un régime économique néolibéral pour l’essentiel inchangé, dont l’agenda reste celui de la privatisation et de la dérégulation.

Bien sûr, le néolibéralisme des trente dernières années a toujours été dépendant d’importants flux d’argent public injectés à des moments cruciaux, comme lors du sauvetage des caisses d’épargne, il y a vingt ans. Mais la crise actuelle a nécessité une intervention gouvernementale à des niveaux bien plus élevés, avec les 600 milliards du renflouement des banques et les presque 800 milliards du plan de relance de février dernier, sans compter les quelque 60milliards destinés à sauver General Motors et Chrysler.

Dans le cas des banques, comme cela a été dit, il n’y a eu aucune tentative sérieuse de réguler ou re-réguler le secteur financier. S’agissant de l’automobile, les prêts garantis par le gouvernement ne servent pas à créer des emplois, mais à encourager les baisses de salaires, les licenciements et la flexibilité, toutes marques de fabrique du modèle néolibéral, juste recouvertes par Obama d’un peu de vernis vert. À long terme, ou peut-être pas si long terme, cela risque fort de déboucher sur le pire des deux modèles, avec d’un côté de nouvelles bulles, de nouvelles explosions et une inégalité croissante, et de l’autre des niveaux de dette publique devenant insoutenables.

Construire un mouvement indépendant

On a beaucoup dit, lors de l’élection d’Obama, qu’il pouvait devenir un nouveau Roosevelt qui nous ferait entrer dans une ère de législation progressiste et de redistribution des richesses. Il faut toutefois se rappeler que Roosevelt n’est pas entré en fonctions avec un programme radical de réformes sociales. C’est d’en bas, par l’irruption militante de mouvements sociaux, qu’il a été poussé à introduire une législation pro-syndicale, l’indemnisation du chômage, la sécurité sociale et d’autres changements importants.

Comme la sociologue Frances Fox Piven l’avait remarqué, «la plateforme démocrate de 1932 n’était pas très différente de celle de 1924 ou 1928. Mais la montée des mouvements de protestation a forcé le nouveau président et le Congrès démocrate à se transformer en réformateurs audacieux.»Les mouvements étaient dirigés par des communistes, des socialistes et d’autres radicaux, qui n’attendaient pas que le changement vienne d’en haut mais l’exigeaient à travers l’action directe, des manifestations de masse et des occupations d’usines. «Adopter une politique du travail pro-syndicale était loin des intentions de Roosevelt lorsqu’il est entré en fonctions en 1933. C’est en 1935, face au développement des grèves et à l’approche de l’élection de 1936, qu’il fut prêt à signer la Loi nationale sur les relations de travail.»

Aujourd’hui, la différence la plus nette avec 1933 est qu’Obama n’est pas encore confronté à un fort mouvement progressiste indépendant, qui exigerait un véritable changement et l’obligerait à aller vers la gauche. Il n’y a cependant pas de raisons d’être pessimiste. Les conditions existent pour la construction d’un tel mouvement. Mais tant que cela n’aura pas été fait, on continuera à se payer notre tête.

Phil Gasper

1. Numéro 68, novembre-décembre 2009. Titre original, What ever happened to the ‘change we can believe in’? L’ISO, avec laquelle le NPA entretient des liens de collaboration fraternelle, est la principale organisation de la gauche anticapitaliste aux États-Unis. Les intertitres sont de notre responsabilité. Traduction et édition, Jean-Philippe Divès.

2. « Liberal » (avec donc un sens très différent de « néolibéral ») dans le langage politique des États-Unis,
un pays où il n’y a pas d’autre « gauche » que la gauche radicale.

3. Par opposition à Wall Street,
Main Street est la « Grand-rue » où vivent les gens du peuple.

4. Ces « démocrates chiens bleus » constituent la tendance la plus conservatrice du Parti démocrate.

5. Medicare est un programme public qui apporte une protection maladie aux retraités de plus de 65 ans et à quelques autres catégories de la population parmi les plus démunies.

6. Robert Rubin a été secrétaire au Trésor de 1995 à 1999, sous la présidence Clinton, puis administrateur et « conseiller spécial » de Citigroup, une des grandes faillites du krach de 2008.