Publié le Mercredi 30 juin 2010 à 19h35.

Travail précaire et syndicat. Interview de Lilian Mathieu*

 

Vous avez travaillé avec Annie Collovald sur des mobilisations dans des milieux professionnels marqués par une forte présence du travail précaire et l’absence de tradition syndicale. Pouvez-vous expliciter les difficultés qui se posent à l’action syndicale dans ces milieux ?

Lilian Mathieu - Si l’on met de côté les intermittents du spectacle, on a travaillé principalement sur deux secteurs marqués par une assez forte précarité de l’emploi : d’une part, les centres d’appels téléphoniques ; et, d’autre part les grandes surfaces culturelles. Ce sont deux situations différentes. Le secteur des centres d’appel est relativement récent. Il n’y a donc pas de traditions syndicales ou de luttes très fortes. Dans le secteur du commerce, il y a davantage d’implantation syndicale. Mais les formes de management et d’organisation du travail fragilisent ou entravent la possibilité d’une présence syndicale, notamment du fait d’un impotant turnover du personnel. Les démarches de construction syndicale sont affaiblies, par exemple parce que le leader change d’emploi. Il y est donc difficile de pérenniser une organisation des travailleurs dans l’entreprise. Les horaires atypiques et le travail à temps partiel font que les travailleurs, même s’ils travaillent pour la même entreprise et sur le même site, ne se connaissent pas forcément. Cela affaiblit également le collectif de travail et le collectif de lutte. On retrouve cette situation dans les centres d’appel.

Pour autant, il y a eu des mobilisations. Reposent-elles sur une forme assez classique de syndicalisme ? Ou s’agit-il de nouvelles formes qui s’inventent ?

Il y a un peu des deux. On a beaucoup mis l’accent sur les collectifs de précaires – comme Génération Précaire – qui se sont construits sous forme de collectifs qui viennent, le plus souvent, redoubler l’action syndicale plus classique. Ces collectifs présentent un avantage : regrouper des gens qui ne sont pas nécessairement syndiqués ni salariés de l’entreprise. Ce sont aussi des collectifs de soutien qui peuvent, par exemple, intégrer des militants de mouvements altermondialistes. Il y a quelques années, lors des grèves chez McDo, un collectif de soutien s’est monté avec des militants de partis politiques et de différentes associations et les salariés dont certains syndiqués. Cela permet de construire un soutien à la grève et de lui donner une visibilité, notamment auprès des médias.

En même temps, ces collectifs présentent des faiblesses. Contrairement aux syndicats, ils ne sont pas habilités à négocier avec la direction de l’entreprise ni à engager des démarches juridiques auprès des prud’hommes. Certaines choses doivent se gérer en interne et ils ne peuvent pas les accomplir.

On a tort de dire que la forme syndicale est en train de dépérir et d’être remplacée par des collectifs plus informels, plus diversifiés. Dans la lutte, il est important que les deux types de collectifs se construisent en complémentarité.

Dans ces mobilisations, on a l’impression que les modes d’action sont relativement différents. Est-ce une illusion d’optique liée à la médiatisation ou est-ce que, réellement, quelque chose change ?

La part d’illusion d’optique est de croire que pour qu’une lutte apparaisse dans les médias et suscite l’intérêt, il faut qu’elle se pose comme inédite, apportant une transformation des manières de lutter. Et, pour avoir ce label de nouveauté, il faudrait qu’elle soit en rupture avec les formes d’action stigmatisées comme traditionnelles, routinières, ennuyeuses, etc. Si l’on regarde de près n’importe quelle grève, on constate que ces luttes prennent d’abord la forme « classique » – parce que c’est l’une des rares qui soit légale – de la grève. Puis on essaie de lui donner une image un peu plus originale. Cela se joue autour de la mise en forme d’une représentation publique de la grève susceptible d’intéresser les médias. Le problème est que ces mises en scène de l’originalité – des formes festives, avec des slogans qui se veulent humoristiques et percutants – deviennent elles-mêmes assez routinières !

Il y a peut-être une relative innovation, c’est tout ce qui se joue autour de la mise en cause de l’image de marque des entreprises. Je ne sais pas si grand monde y croit encore mais l’image autour de laquelle se sont construites McDo et d’autres chaînes de restauration rapide, c’est la bonne ambiance entre jeunes dans l’équipe de travail. Il s’agit alors de montrer la hiérarchisation dans l’entreprise. Mais les collectifs n’ont pas le monopole de cette intervention. Des syndicats peuvent tout à fait s’y attaquer.

Dans l’un de vos articles, vous parlez d’apprentissage de la grève pour ces jeunes précaires…

C’est une expérience que n’importe quel salarié peut faire à un moment donné de sa carrière professionnelle : se trouver dans une proposition d’engagement dans la grève qui peut lui être adressée par les collègues ou par des leaders syndicaux. Pour des gens qui n’ont pas l’expérience de l’action collective, il y a d’abord un sentiment d’étrangeté : rester sur le lieu du travail, sur un temps d’ordinaire dévolu au travail, mais pour faire autre chose ! Cela implique également d’avoir avec l’encadrement des rapports qui ne sont plus de coopération ou de soumission mais des rapports de désobéissance et d’affrontement. Dans certains secteurs où les salariés sont jeunes, peu informés et peu politisés, cet apprentissage peut être plus ou moins difficile. Mais lorsqu’il y a suffisamment de cohésion à l’intérieur du groupe de travail, lorsqu’il y a un soutien syndical – ou de soutien – suffisamment présent, lorsque les animateurs savent conduire la lutte et mobiliser l’ensemble du groupe, cet apprentissage peut déboucher sur des « carrières militantes » et sur davantage de dispositions à l’insubordination dans le travail. Il peut aussi déboucher sur des adhésions syndicales et des parcours syndicaux plus durables.

Justement, les organisations syndicales sont-elles adaptées et prêtes à investir ce genre de milieux professionnels ? J’imagine aussi que tous les syndicats ne sont pas logés à la même enseigne…

Tous les syndicats n’ont pas la même présence dans ces secteurs et ils ont plus ou moins de sensibilité à ces enjeux. En outre, du point de vue des organisations syndicales, il peut y avoir une difficulté à s’investir dans ce genre de secteur du fait, on l’a dit, du fort turnover et de la flexibilité des carrières.

Mais, du point de vue des salariés, les étiquettes syndicales comptent assez peu. Souvent, il y a un représentant d’un syndicat dans l’entreprise. Lorsqu’il est suffisamment dynamique et mobilisé, il n’y a pas de mise en concurrence des organisations syndicales. Ce n’est pas l’étiquette syndicale qui est prépondérante au moment de l’engagement.

Est-ce que certains syndicats, plus que d’autres, mettent en place des moyens pour investir ces secteurs ? Ou s’agit-il uniquement d’effets d’opportunité ?

Un peu des deux. Le monde syndical essaie de préserver ses bastions. Et, lorsqu’il a encore un peu d’énergie ou de ressources, il peut s’intéresser à d’autres secteurs. Mais s’il n’y a pas, de l’intérieur de ces secteurs relativement nouveaux et désorganisés, des vocations syndicales qui se font jour et qui interpellent les syndicats en disant qu’ils ont besoin d’aide, il n’y a pas forcément l’énergie et les ressources pour le faire de la part des directions syndicales elles-mêmes.

Depuis novembre dernier, il existe un mouvement de travailleurs sans papiers, dont des intérimaires. Existe-t-il des formes de mobilisations communes avec les secteurs que nous venons d’évoquer ?

C’est quelque chose que je connais de très loin, mais là aussi, on se retrouve devant des formes relativement classiques, centrées autour de la grève, adaptées aux contraintes et aux spécificités de cette population de salariés soumise à une précarité redoublée sous la forme de l’irrégularité du séjour. Avec un investissement syndical : la CGT, en l’occurrence, a été directement interpellée de l’intérieur de l’organisation sur la nécessité du soutien.

Un petit complément sur les collectifs par rapport aux syndicats : il y a eu la tentation, parfois, de faire du statut de précaire un label qui homogénéiserait et rassemblerait un certain nombre de luttes. Cette stratégie a une limite : pour un certain nombre de salariés, le métier n’est pas quelque chose de secondaire. Dans notre recherche, les libraires des grandes surfaces culturelles ne se sentaient pas des affinités immédiates avec les salariés de la restauration rapide, par exemple. Ce rapprochement tend à produire une dénégation des qualifications. Or, justement, ils entendaient résister au discours du management leur indiquant qu’ils étaient « juste bons à mettre des livres en rayon », ils voulaient faire reconnaître leurs compétences professionnelles, leur expérience et, également, leurs diplômes spécialisés (que beaucoup d’entre eux possédaient, notamment des CAP de libraires).

Est-ce que cela s’est fait sous l’égide du mouvement des intermittents qui a tenté d’élargir un peu sa base ?

Une fraction du mouvement des intermittents, la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France, développe ce discours du précariat généralisé et revendique un ensemble de protections pour des « carrières précaires » où la liberté du salarié de passer d’un secteur à un autre, d’un type d’emploi à un autre devrait être protégée. Je pense que cela oublie quelque chose : exercer une activité n’est pas seulement passer du temps en attente d’un salaire pour faire des choses plus intéressantes. Le travail peut aussi être un lieu de valorisation de compétences et de la qualité du travail.

Propos recueillis par Anne Delaborne et Pierre Baton

* Lilian Mathieu est sociologue, chargé de recherche au CNRS. Il a notamment travaillé sur les mobilisations de prostituées depuis les années 1970, sur la double peine et sur les mouvements sociaux en général. Il a récemment publié Les années70, un âge d’or des luttes ? chez Textuel, dans la collection Petite encyclopédie critique. Voir Tout est à nous ! La revue n°7