Publié le Dimanche 8 août 2010 à 11h39.

Europe, une nouvelle guerre sociale

 

Les plans d’austérité adoptés par les gouvernements européens marquent un tournant majeur de la situation internationale. Il s’agit d’une attaque brutale contre les conditions de vie de millions de travailleurs. Ce ne sont pas des plans de « rigueur » comme il y en a déjà eu par le passé, mais une remise en cause radicale de ce qui reste du modèle social européen.

La crise aggrave qualitativement la concurrence entre les USA, la Chine et l’Europe. Pour tenir leurs positions et en conquérir de nouvelles, les classes dominantes en Europe doivent balayer tout ce qui fait obstacle, dans leur pays, à cette compétition mondiale. Pour les marchés financiers et certains dirigeants de la classe capitaliste, il faut baisser de 15 à 20 % le pouvoir d’achat des classes populaires, démanteler la sécurité sociale, disloquer les services publics.

L’Europe et le « basculement du monde »

La crise révèle de nouveaux rapports de forces à l’échelle mondiale qui, à leur tour, montrent un « basculement du monde ». L’Europe est non seulement frappée de plein fouet par la crise, mais largement affaiblie dans la concurrence capitalise mondiale. L’ampleur de la crise économique et financière sur le continent a maintenant débouché sur une crise des États. Les crises bancaires internationales, conjuguées à la récession économique, rebondissent presque toujours en crises de dettes souveraines. Les lieux où elles se répercutent sont les maillons faibles de l’économie mondiale. L’actuelle explosion de la dette publique est bien entendu la résultante des politiques néolibérales depuis la fin des années 1970, mais si elle affecte à ce point l’Europe, c’est d’abord parce que sa position économique dans la compétition mondiale s’est dégradée ces dernières années, et parce que les faiblesses structurelles de l’Union européenne (UE) se sont une fois de plus confirmées.

Le vieux continent reste une des zones économiques et sociales les plus développées de la planète, mais depuis maintenant une cinquantaine d’années, il est confronté à une érosion de son rythme de croissance. Les taux de croissance annuels moyens en Europe ont reculé régulièrement : 4,5 % de 1965 à 1974, 2,5% de 1975 à 1984, 1,9% de 1985 à 2004, 0,8% de 2005 à 2009. Dans le même sens, la croissance tendancielle des principaux pays d’Europe décélère. Les prévisions pour la prochaine décennie, après le choc de la crise actuelle, accusent le même trait, en ne tablant que sur une croissance autour de 1 à 1,5 %. L’Europe perd du terrain face l’économie nord-américaine pour laquelle est prévu un taux de croissance de 3 %. Ensemble, les États-Unis et l’Europe verraient leurs positions reculer face à la croissance attendue des pays réunis sous l’acronyme Bric : 10 % pour la Chine, 7 % pour l’Inde, 6 % pour le Brésil, 5 % pour la Russie.

Non pas un,mais des capitalismes européens

Il y a « des capitalismes européens », avec des intérêts propres à chaque classe capitaliste sur le plan national et international, et non « un capitalisme européen » en tant que tel. La globalisation capitaliste a projeté les économies et les projets de chaque bourgeoisie directement sur le plan mondial, en utilisant l’UE comme une grande zone de libre échange, mais sans qu’il y ait eu de construction d’un ensemble économique cohérent.

Si cela s’est passé ainsi, c’est sûrement parce que la logique de la recherche du profit maximum et de la concurrence internationale, dans cette deuxième moitié du xxe siècle, empêchait la constitution d’un ensemble cohérent, et qu’à la différence de la constitution des États nationaux, aux xviiie et xixe siècles, qui résultait de l’unification du marché capitaliste dans les différents pays et de formidables aspirations démocratiques, l’UE ne s’est appuyée ni sur un capitalisme européen ni sur un élan démocratique, bien au contraire. Certes, la construction capitaliste européenne a écarté les politiques de repli nationaliste. Il y a eu des avancées sur le plan des alliances et de l’interpénétration des capitaux européens, mais il n’en est pas résulté de capital européen en tant que tel.

Du coup, les « dynamiques divergentes » jouent à plein en fonction de la place de chaque pays dans l’économie mondiale et dans la division capitaliste du travail : la Grande-Bretagne avec sa puissance financière, l’Allemagne avec ses biens d’équipements industriels, la France avec ses spécialisations adossées à une industrie d’État comme le nucléaire, l’industrie d’armement, l’aéronautique ou les transports… Les classes dominantes n’ont pas construit de « grands groupes européens pour un capitalisme européen ». Les grandes entreprises en Europe croisent leurs capitaux, leurs techniques avec d’autres groupes mondiaux et la concurrence entre pays s’exacerbe.

Sans base économique propre, il ne pouvait y avoir de constitution d’un État bourgeois européen en tant que tel. L’UE est dotée de fonctions étatiques partielles, segmentées, mais pas d’une politique globale, socio-économique, militaire ou extérieure. La crise a révélé à nouveau l’incapacité structurelle de gouvernance de l’Europe. Et l’ampleur de la crise économique, bancaire, et financière sur le continent débouche maintenant sur une crise des différents États. Dans ces conditions, on peut distinguer trois scénarios possibles pour l’Union européenne.

Premier scénario : les replis nationaux

Il pourrait se réaliser de différentes manières, par l’éclatement mais aussi par une lente désagrégation de l’UE, qui verrait chaque bourgeoisie, et avant tout la bourgeoisie allemande, jouer sa propre carte. Dans une telle situation, la Grande-Bretagne se désengagerait de l’Union européenne. La France serait écartelée. La concurrence entre les différentes classes capitalistes se déchaînerait. La crise s’approfondirait. Y aurait-il alors un risque d’une décomposition de l’Europe en nationalismes économiques ?

Dans ce premier scénario, la crise aiguise la concurrence, menaçant de la transformer en guerre économique. Le commerce et les échanges mondiaux se contractent. Les situations d’urgence accroissent ainsi les pressions en faveur de politiques « protectionnistes », voire réactionnaires et xénophobes. Sur le plan politique, la poussée des droites nationalistes et réactionnaires impose certains choix qui contrarient les options fondamentales des principales bourgeoisies.

La préservation des positions des États dans un monde globalisé les oblige cependant à poursuivre leur intégration dans l’économie mondiale et les institutions internationales. Dans une situation de crise, on ne peut exclure des tournants brusques, mais l’hypothèse d’un éclatement de l’UE n’est pas, à cette étape, la plus probable. L’expérience historique, tout comme les intérêts de chaque bourgeoisie, les poussent à écarter la tentation nationaliste et à essayer de déployer des solutions capitalistes à la crise dans le cadre de l’UE.

Le scénario dominant : les politiques d’austérité de l’Union européenne

Depuis la crise grecque, les plans d’austérité se sont généralisés à toute l’Europe. Ils ne sont pas conjoncturels, mais s’inscrivent dans un processus de transformation structurelle de l’Europe capitaliste. Adaptées à la réalité socio-économique et politique de chaque pays, les grandes lignes de ces plans reprennent les mêmes axes : réduction des déficits, gel des dépenses, réduction du nombre des emplois publics, baisses des salaires et des pensions, allongement de la durée du travail en différant l’âge légal de départ à la retraite. L’objectif de réduction des déficits va jusqu’à l’exigence allemande, relayée par la France, de faire contrôler les budgets de chaque État par les institutions européennes, en fait par l’Allemagne.

Ces exigences ont une double conséquence : d’abord, aggraver les tensions entre les différents États (imposer la politique franco-allemande dans une zone marquée par les écarts de productivité et d’efficacité que l’on sait, ainsi que par un « développement divergent » en particulier entre l’économie allemande et celles du sud de l’Europe, peut conduire à l’éclatement), ensuite, étouffer la croissance. Les diminutions de salaires comme les suppressions d’emplois et de services publics vont provoquer une baisse de la demande, qui amplifiera le cycle récessif que connaît actuellement l’économie européenne. Surtout que la dominante de la politique de l’UE n’est pas la coordination pour des plans de relance économique, mais au contraire des plans de restriction budgétaire.

Comme l’explique Michel Aglietta, « imposer à la Grèce une austérité écrasante en feignant qu’elle va s’en sortir toute seule dans un contexte de récession interne, de spirale déflationniste probable et de croissance européenne au mieux très faible, c’est installer une bombe à retardement qui peut coûter très cher à toute l’Europe ». Pourtant, en fonction de ses intérêts bien compris, le capitalisme allemand ne saurait se satisfaire de l’éclatement de l’UE. Les classes dominantes globalisées ont au contraire intérêt à respecter un certain équilibre préservant la zone euro. L’Allemagne ne réalise-t-elle pas les trois quarts de ses excédents commerciaux en Europe ?

Le scénario anticapitaliste

Puisque la catastrophe est là, il faut prendre tous les moyens pour la conjurer. La première réponse anticapitaliste, c’est de traduire concrètement dans une série de mesures d’urgence le mot d’ordre des manifestations grecques : « ce n’est pas aux travailleurs et aux peuples de payer la crise, c’est aux capitalistes ! »

Revendiquer des augmentations de salaires, rejeter tous les plans de suppression d’emplois, refuser toutes les privatisations, défendre les services publics, la sécurité sociale et les retraites, ces revendications peuvent unifier les travailleurs et les peuples d’Europe en une contre-offensive. Mais le rejet des plans d’austérité doit s’accompagner d’une politique d’ensemble qui s’attaque à la logique capitaliste, propose une autre répartition des richesses et n’hésite pas à remettre en cause la propriété capitaliste.

Dans ce cadre, les revendications directement déployées contre le capital financier doivent prendre une toute autre dimension, comme l’indique Frédéric Lordon : « voilà où les taxes sur les transactions financières trouvent leur pertinence. Mais pas avec des taux microscopiques à la Tobin qui ne voulait que ‘‘mettre un peu de sable dans les rouages’’. Ce ne sont pas de menus grains de sable qu’il faut balancer dans la machine mais quelques bons pavés fiscaux. Tout le monde a idée de l’énormité du volume des transactions et de ce que leur taxation peut rapporter comme recettes phénoménales. De quoi rembourser les dettes publiques, aider au financement des retraites. Les amis de la banque vont hurler qu’on veut tuer la finance. Ils n’auront pas tort ».

Il faut effectivement des solutions radicales pour répondre à cette « crise de la dette ». Contrairement à l’intoxication des campagnes médiatiques gouvernementales, ce ne sont pas les peuples qui dépensent trop, mais les politiques néolibérales qui ont asséché les finances publiques en faisant des milliards d’euros de cadeaux aux plus riches qui, à leur tour, spéculent sur les marchés de la dette. Annulation de la dette publique, audit citoyen pour annuler cette dette, expropriation des banques pour les transférer au secteur public, nationalisation des banques ou service public bancaire unifié sous contrôle des travailleurs et des peuples, voilà quelques revendications qui sont avancées par le comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM) ou dans des appels internationaux soutenus par la gauche révolutionnaire britannique, le Bloc de gauche portugais et le NPA.

Sur le plan européen, ces propositions exigent la rupture avec l’Union européenne. L’Europe est bien la bonne échelle pour avancer des solutions à la crise. C’est à ce niveau que doivent se déployer un projet de coopération étroite dans la mise en commun des ressources humaines et technologiques, des besoins sociaux, de projets industriels, d’innovations portées par les économies d’énergies, la substitution vers les énergies renouvelables et la protection de l’environnement, de nouvelles relations avec les peuples du Sud. Mais cela ne peut se faire dans le cadre de l’Union européenne, qui est fondée sur la « concurrence libre et non faussée » des capitaux et la recherche du profit maximum. Cela ne peut se faire non plus, vu l’ampleur de la crise, dans le cadre de replis nationaux, même si la lutte peut commencer sur le plan national, en y ouvrant des brèches dans la domination capitaliste. Il faut une réponse européenne à la crise, mais une réponse en rupture avec l’UE. La crise exige des solutions radicales sur le plan socio-économique comme sur le plan démocratique. Il faut mettre à bas le type de construction européenne faite à ce jour, rejeter les traités européens, démanteler les institutions actuelles et ouvrir un processus constituant pour une nouvelle Europe au service des travailleurs et des peuples.

Cette orientation est aussi une réponse à la crise politique qui frappe aujourd’hui les pays d’Europe. Elle s’oppose bien entendu à la droite. Elle s’oppose aussi à celle des partis socialistes européens. Ces derniers appliquent avec zèle les plans d’austérité en Grèce, en Espagne, au Portugal. Sans oublier le grand argentier du FMI, dirigeant du Parti socialiste en France, Strauss-Kahn.

Là aussi, la crise agit comme un décapant. Les gauches radicales antilibérales et anticapitalistes ont rejeté les plans d’austérité capitalistes soumis dans les différents parlements. Elles se sont opposées à la droite mais aussi à la social-démocratie lorsque celle-ci gouverne. La crise montre bien, une fois de plus, qu’on ne peut pas défendre les intérêts des travailleurs et des peuples et en même temps soutenir ou participer à des gouvernements dominés par les partis socialistes qui gèrent l’État et l’économie capitalistes. Pourtant, certains, comme Le Front de gauche en France ou Die Linke en Allemagne, gardent toujours comme perspective un soutien ou une participation à des gouvernements avec la social-démocratie. Comment se battre contre les plans d’austérité en défendant une telle perspective ? Il y a là une contradiction. La crise renforce la nécessité d’une politique indépendante de la social-démocratie. Seule une perspective cohérente liant le refus des plans d’austérité, un programme défendant la satisfaction des besoins sociaux et un gouvernement anticapitaliste peut constituer une véritable alternative à la crise actuelle.

François Sabado