De Abdul Rahman Mounif, Sindbad/Actes Sud, 2013, 28 euros
Dans son ouvrage traitant des révolutions arabes, Gilbert Achcar évoque « la malédiction du pétrole » comme l’un des facteurs expliquant les difficultés et contradictions dans lesquelles se débattent les sociétés de la péninsule arabique. Le roman de Mounif, qui forme l’ouverture d’une vaste fresque en cinq tomes consacrée au royaume d’Arabie saoudite, dépeint parfaitement cette malédiction...
Elle ne s’annonce d’abord que sous la forme presque anodine de quelques voyageurs américains, disposant de recommandations de l’émir, qui effectuent un séjour prolongé dans une oasis. Leur activité totalement inhabituelle soulève bien des interrogations, en particulier de la part du cheikh de la communauté. Bien peu écouteront ses mises en garde. Mais lorsque les bulldozers surgissent et rasent l’oasis pour laisser la place aux puits, il fuit dans le désert et devient une figure mythique, symbole de la résistance.
Comme ces engins démolissant méthodiquement champs et habitations, la découverte de l’or noir ébranle profondément la société bédouine traditionnelle. Toute l’organisation sociale et économique se trouve petit à petit polarisée par l’activité d’extraction. Les anciens bergers deviennent ouvriers sur les chantiers, les dromadaires disparaissent au profit des camions, les anciennes pistes laissent la place aux routes goudronnées, un simple village de pêcheurs isolé devient un port d’envergure pour l’exportation de l’or noir. Pourtant, la promesse des Américains de rendre la population riche tarde à se concrétiser, si ce n’est pour une partie de l’élite qui joue le rôle de supplétif et d’intermédiaire. Les deux mondes se côtoient mais ne se mélangent pas : les Américains vivent quasiment retranchés dans leur campement tout équipé, avec piscine et climatisation, et délèguent beaucoup de choses à l’émir et à leurs agents locaux.
Tragédie de l’or noir
Le roman de Mounif parvient à embrasser l’ensemble des transformations de la société dans un même mouvement : l’économie, l’urbanisme, la religion, la santé, les transports… Souvent, un objet joue le rôle de catalyseur : un poste de TSF, une longue-vue, une voiture, un bus… Certains sont des cadeaux offerts aux autorités locales, afin qu’elles s’emploient correctement à recruter et à encadrer la main d’œuvre nécessaire à l’extraction. On y retrouve ainsi tous les ingrédients des problèmes actuels : des autorités considérées comme corrompues et inféodées aux Américains, la place de la religion comme outil d’encadrement et de gestion de la population, vécue également comme un élément de résistance, et une vision mythifiée et idyllique de l’ancienne communauté bédouine contre la modernité artificielle importée de l’étranger… La figure de Mu’tib, qui resurgit de loin au loin à travers le roman, représente cette nostalgie qui reste particulièrement vivace, alors même que se développent les premières luttes ouvrières.
Villes de Sel méritent amplement sa place à côté des grandes tragédies de l’or noir que sont Pétrole d’Upton Sinclair et surtout Rosa Blanca, de B. Traven.
Henri Clément