Entretien. Le 28 avril était la journée internationale pour la santé et de la sécurité au travail. Elle a été l’occasion de mobilisations syndicales. Nous avons interviewé Véronique Daubas-Letourneux, autrice de « Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles ». Sociologue et enseignante-chercheuse, elle a participé aux débats qui ont entouré ces mobilisations.
Tu soulignes que l’insécurité fait la une des médias, mais qu’on peut perdre sa vie à la gagner sans que cela n’intéresse ni la presse ni vraiment la sociologie ou la santé publique, et même paradoxalement assez peu les luttes sociales. Alors accidents du travail, combien de mortEs, combien de blesséEs invisibles ?
Je pars des données de 2019 du régime général. Les accidents du travail ont fait 733 morts cette année-là, soit 14 décès par semaine, ceci sans compter les accidents de trajets. Il y a eu 900 000 accidents du travail reconnus en 2019, dont 650 000 suivis d’un arrêt d’au moins un jour. Cela fait en moyenne chaque semaine 12 500 blesséEs, accidentéEs du travail, dont 650 avec des séquelles reconnues indemnisables. À ces chiffres, il faudrait encore rajouter ceux des autres caisses, les accidents du travail non déclarés… Une violence sociale invisibilisée !
Il faut noter que la France est en avant-dernière position des pays de l’Union européenne pour les accidents graves au travail. Pour le chiffre standardisé de 100 000 salariéEs, on y compte 3 037 accidents graves en 2012, contre seulement 921 au Royaume-Uni et une moyenne européenne de 1 702. C’est un des déterminants majeurs des inégalités sociales de santé en France. Accidents du travail, accidents dus au travail : une fabrique des inégalités sociales. L’écart d’espérance de vie est très important en France entre ouvriers et cadres, près de sept ans. Plus si l’on regarde l’espérance de vie en bonne santé !
On n’est pas tous exposéEs de la même manière. Les statistiques permettent de mettre en avant une certaine régularité. Où l’on retrouve l’image de l’accidenté du travail homme, jeune, précaire, ouvrier du bâtiment ou de l’industrie. Le groupe ouvrier est évidemment surreprésenté. Les accidents du travail touchent plus les hommes que les femmes, mais plus en raison de la structure de l’emploi. À groupe professionnel égal, les chiffres d’accidents du travail sont à peu près les mêmes. Une tendance marquante importante est à signaler : le secteur du soin et de l’aide à la personne, très féminisé, qui connait une hausse importante des accidents du travail, à l’opposé de la légère tendance à la baisse des autres secteurs. Dans la construction, le bâtiment, l’agro-alimentaire, les taux sont très importants. Les jeunes sont plus souvent accidentés, mais ce sont souvent les travailleurs les plus âgés qui ont les accidents les plus graves.
Uber, Deliveroo, des secteurs qui se développent, mais où on n’a pas de statistiques des accidents du travail, car les auto-entrepreneurs, comme ils ne sont pas salariéEs, n’ont pas de couverture accident du travail-maladie professionnelle, alors que la précarité de leur statut les rend plus vulnérables aux accidents du travail. Une forte invisibilisation, du fait de l’absence de couverture. On le voit les statistiques sont la partie émergée de l’iceberg, car échappent les ubériséEs, les non-déclaréEs, les déclaréEs et pas reconnus. Parfois la sous-déclaration est organisée au sein des entreprises, parfois jusque dans les grands groupes. Parfois elle est présentée comme étant le choix même de l’accidentéE. Mais ce « choix » est en fait la conséquence de multiples pressions, notamment pour les travailleurEs intérimaires qui ont peur de ne pas avoir de mission derrière, pour les salariéEs qui ont peur de perdre leur poste et donc du salaire, sans parler des licenciements. C’est préjudiciable pour le travailleurE, moins bien pris en charge financièrement et qui ne pourra pas faire valoir une éventuelle rechute, pour la branche maladie de la Sécurité sociale, qui doit prendre en charge ce qui devrait relever de la branche accident du travail-maladie professionnelle, financée par les employeurs seuls, et pour le collectif, car la déclaration et la connaissance des accidents du travail peuvent permettre d’identifier des risques professionnels éprouvés, de faire de la prévention, modifier un process ou une machine.
Ton livre est aussi nourri des questionnaires menés auprès d’accidentéEs du travail qui, au-delà de l’aspect individualisé de l’accident, font apparaître des logiques collectives, sociales…
Oui, souvent quand j’interroge les accidentéEs, ils soulignent le côté « Pas de chance », ou « J’ai pas fait attention ». Mais leur description de l’accident reflète en réalité souvent des conditions de travail dans l’urgence, on décharge le camion plus vite sans enlever la bâche, sans avoir la possibilité, car pas le temps, de respecter les consignes de sécurité. On s’éloigne alors de cet enjeu culpabilisant et individuel pour accuser une forte intensification du travail, lié à des contextes d’urgence, de « just in time », de sous-effectif, de sous-traitance en cascade, de flexibilisation, d’absence de formation, de précarité, de refus d’investissement, de peur de perdre son poste ou son travail. De volonté de désorganiser les collectifs de salariéEs, de marginaliser les savoirs ouvriers… Tout cela amène à des prises de risques. On fait porter sur la santé des travailleurEs une urgence portée par l’organisation du travail.
Avec Macron 2, la question de l’âge du départ en retraite est reposé.
Parler d’un âge unique de départ à la retraite est aberrant. Il faudrait aussi poser le débat en termes d’emploi durable qui n’abime pas la santé. Pour avoir une retraite en bonne santé. L’enjeu est de réfléchir à un travail qui n’use pas la santé avant même d’être dans une perspective de partir à la retraite à tel âge. D’autant qu’usés, une grande part des travailleurEs âgés ne sont plus capables d’être en situation professionnelle à l’âge de la retraite.
Tu cites une tribune d’avocats du travail qui expliquent que le covid est en train de fabriquer un gigantesque accident du travail…
Le covid reflète encore ces inégalités de prise en charge des accidents du travail. Le tableau 100 qui a été créé au moment du covid pour les maladies professionnelles du régime général, mentionne les secteurs concernés. On y retrouve uniquement le secteur du soin, mais les éboueurs, les caissières, beaucoup de ces essentiels du covid qui ont été exposéEs, acclaméEs, ne sont en fait pas reconnus en maladie professionnelle pour le covid ! Sans oublier qu’au-delà même des secteurs uniquement concernés, les conditions de reconnaissance sont très restrictives, puisqu’il faut par exemple que le covid ait nécessité une oxygénothérapie, en oubliant d’autres formes de covid, les covid longs par exemple. Des conditions très restrictives, alors que de nombreux travailleurs et travailleuses sont allés au travail sans avoir le choix.
Quel est l’enjeu de cet invisibilisation, de cette individualisation ?
L’enjeu de rendre visibles les accidents du travail, c’est de sortir de cette approche privée de la santé, de cette prise en charge essentiellement individuelle, quand elle est prise en charge d’ailleurs. Les accidents du travail, mais aussi les maladies professionnelles, les cancers, l’exemple le plus évident étant ceux dus à l’amiante, 3 000 décès par an, sont des évènements sentinelles qui questionnent le travail, la précarité, l’absence de statut, la destruction des collectifs de travail, la législation du travail… Et qui peuvent fonder des luttes collectives.