Mathilde Larrère, historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires et du maintien de l’ordre au XIXe siècle, est l’autrice de « L’urne et le fusil : la garde nationale parisienne de 1830 à 1848 » (2016) et de « Il était une fois les révolutions » (2019). Elle travaille également sur la place des minorités et des minorisées en politique, sur les discriminations subies, ainsi que sur les stratégies de luttes, notamment féministes : elle a publié aux éditions Détour « Rage against the machisme » en 2020, et « Guns and Roses » en 2022.
L’Anticapitaliste : Une question de vocabulaire d’abord : émeute, révolte, soulèvement… la langue française dispose d’un répertoire de termes pour désigner les mouvements populaires spontanés tels que celui qui a éclaté en réaction au meurtre de Nahel par un policier le 27 juin dernier. Pourquoi ce mot d’émeute s’impose-t-il dans le discours médiatique et politique plutôt que celui de révolte, d’insurrection ou de soulèvement ? Le terme émeute nie le caractère organisé, rationnel, politique, et donc finalement légitime, du mouvement, en mettant en avant « l’émotion » (émeute vient du verbe émouvoir) et suggère une « sauvagerie » des émeutiers, dont le soulèvement est réduit à une mécanique de « bande », de « meute » : les révoltes des populations les plus opprimées, victimes de l’oppression raciste et coloniale, sont-elles condamnées à ce qualificatif, qui les distinguerait, par nature, de toute autre forme de révolte sociale ?
Mathilde Larrère : La question de la façon dont on nomme un soulèvement a toujours été un enjeu, et c’est évidemment un enjeu en ce moment aussi, comme ça l’a été en 2005, comme ça l’était au XIXe siècle. Selon la façon dont on le nomme, on légitime plus ou moins le soulèvement. Avant la Révolution française, tout soulèvement est considéré comme illégitime, car il ne peut pas être légitime de remettre en cause le pouvoir souverain, d’origine divine, du monarque. Or, ce que change la Révolution française, mais aussi les révolutions anglaise et américaine, c’est que pour se légitimer, elles se sont appuyées sur les Droits de l’Homme, qui définissent notamment un droit de résistance à l’oppression, en se référant aux « droits naturels » de l’Homme formulés par John Locke à la fin du XVIIe siècle. À partir du moment où on pense qu’il y a un droit naturel de résistance à l’oppression, alors on peut penser un soulèvement comme légitime, et le plus légitime est la révolution. Comme qualifier des soulèvements qui ne vont pas jusqu’au renversement de l’ordre politique et social, mais qui n’en seraient pas moins légitimes et dont la répression serait donc illégitime ? À partir de la Révolution française, s’opère une distinction entre les soulèvements légitimes, les « révoltes », qui relèvent de la raison, et ceux qui sont ramenés à l’expression de l’émotion, à l’irrationnel, les « émeutes ». Tout l’enjeu est donc dans le nom qu’on donne au soulèvement : parle-t-on de révolte ou d’émeute ? Les manifestations concrètes, sur le terrain, sont les mêmes : les révoltes et les émeutes concernent les mêmes classes sociales, là où la Révolution française est interclassiste. Révoltes et émeutes ne se distinguent pas non plus par leur répertoire d’actions. La seule différence, c’est vraiment cette question de la légitimité. Actuellement, le gouvernement et les médias parlent d’émeutes : c’est une façon de nier la légitimité de ce mouvement.
À l’inverse, les chercheurs et les chercheuses ont tendance à utiliser le mot révolte, pour mettre en évidence son contenu politique et social. Même si les revendications portées par ceux qu’on nomme les « émeutiers » peuvent paraître moins visibles, elles sont de même nature que celles qui sont portées par tout mouvement de révolte. L’émeute comme la révolte participe de l’« économie morale de la foule », selon le concept forgé par l’historien marxiste E. P. Thompson, qui a travaillé dans les années 1960 sur la formation de la classe ouvrière anglaise, en montrant que son organisation en tant que classe relève d’un processus de construction au long cours, entamé au XVIIIe siècle. Le concept d’«économie morale de la foule » a été repris par les chercheurs décoloniaux pour relégitimer les Gilets jaunes : ce qui se joue là, dans ces analyses, c’est la conceptualisation de ce droit de résistance à l’oppression dont on parlait tout à l’heure. Par ailleurs, il peut y avoir des « émeutiers » dans une révolte, qui veulent casser pour exprimer leur colère, leur « émotion ».
Quelle continuité peut-on voir entre cette révolte contre les meurtres commis par la police sur la jeunesse des quartiers populaires, la mobilisation toute récente contre la réforme des retraites au printemps et le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 ? Est-ce que cette révolte de juin 2023 s’inscrit dans une forme de continuité avec les mobilisations de ces derniers mois, de ces dernières années, bien que les jeunes qui y ont participé revendiquent plutôt la mémoire des « émeutes » de novembre 2005 ?
Il y a bien sûr une continuité entre ces mouvements, mais aussi des différences. Le mouvement des Gilets jaunes, c’est un mouvement de la France périphérique – même si les « Actes » avaient lieu à Paris –, de la classe moyenne, avec plutôt moins de salariéEs que dans les mouvements sociaux traditionnels, et plus de gens sans emploi : il n’y a pas d’inscription dans le mouvement ouvrier, comme c’est le cas de la lutte contre la réforme des retraites, qui a mobilisé davantage le monde salarié, urbain, même si la spécificité du mouvement de 2023 est son extension aux petites villes. En ce qui concerne la révolte dans les banlieues, on n’a pas affaire à la même sociologie. Même si c’est très difficile, sans études précises sur le sujet, de constituer la sociologie exacte de ce mouvement : ce n’est pas en regardant qui sont les interpellés qu’on peut établir cette analyse de la sociologie des émeutes. Il s’agit sans doute d’une jeunesse qui n’est pas encore dans l’emploi, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne le sera pas : quand observe le profil des comparutions à vue, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de jeunes en formation, et non pas, comme cela a pu être suggéré, des jeunes déscolarisés.
Les revendications sont différentes, du mouvement des Gilets jaunes et de la mobilisation en défense de nos retraites au soulèvement des quartiers populaires contre les violences policières et le racisme systémique, mais ce qui lie entre eux ces mouvements, c’est la lutte contre un même ennemi, le gouvernement de Macron, qui a accéléré le détricotage néolibéral de l’État social, déjà bien amorcé avant lui, avec la suppression de nos droits sociaux et le démantèlement des services publics, l’abandon des espaces ruraux et des quartiers populaires, l’enterrement du contenu démocratique de notre régime, et une très forte répression. C’est très cohérent : on a un système néolibéral qui cumule attaques contre le service public, remise en cause de la démocratie et répression croissante. Chacun de ces trois gros mouvements récents s’attaque à l’un des aspects de ce tournant néolibéral. Pourtant, ils ne se sont pas rejoints : les syndicats, qui ont organisé la mobilisation en défense des retraites, avaient eu beaucoup de mal à participer au mouvement des Gilets jaunes, et là, la CGT n’a pas appelé à la grève en réaction au meurtre de Nahel et en soutien au soulèvement des quartiers populaires.
Comment peut-on analyser la place des femmes dans ce soulèvement ? On a vu émerger des critiques formulées d’un point de vue féministe contre ces « révoltes d’hommes », qui témoigneraient d’une forme de masculinité toxique et excluraient, de fait, les femmes. Pourtant, les femmes ne sont pas absentes, loin de là : sur les vidéos qui circulent, on voit aussi des jeunes filles, notamment devant les magasins pillés. Elles ont aussi joué leur rôle en diffusant des images, en témoignant de l’ampleur des violences policières, en mettant des mots sur cette révolte. Quant aux médias et aux personnalités politiques qui n’ont cessé de commenté les événements, ils ont mis en avant le rôle des mères, soit pour les condamner en tant que « mauvaises éducatrices », soit pour faire de leurs appels au calme des paroles exemplaires, avec tout le paternalisme cynique que traduit ce procédé d’instrumentalisation de la figure de la mère, notamment de la mère de Nahel. Dans les révoltes populaires, les femmes ont toujours été présentes, jouant un rôle bien spécifique : est-ce qu’il y a tout de même une évolution de ce côté-là en 2023, ou bien une persistance des schémas traditionnels ?
Il y a toujours eu une place genrée des hommes et des femmes à la fois dans les révoltes et dans les commentaires sur ces révoltes : le système genré touche aussi bien les modes d’action que le regard qu’on porte dessus. L’effet concordant de la répartition genrée des rôles et de ce regard porté sur la place des femmes dans les révoltes, c’est leur invisibilisation. La critique actuelle condamnant la « masculinité toxique » des émeutiers, on pourrait évidemment la formuler au sujet des révolutions du XIXe, où on trouve les femmes à des places genrées, comme le ravitaillement des révoltés, les soins aux blessés, la fonction de pleurer les morts (c’est la figure de la mater dolorosa reprise par la maman de Nahel, et par Assa Traore). Ce sont des fonctions primordiales, essentielles à la révolte : la barricade ne tient pas sans les femmes, ce sont elles qui non seulement ravitaillent, mais encore chargent les fusils. Quelques femmes sur les barricades sont des combattantes. Dans une moindre proportion, bien sûr : ce sont les hommes qui ont reçu une formation militaire, ils savent se servir d’un fusil, contrairement aux femmes qui n’ont pas appris le maniement des armes. Mais dans les combats barricadiers, quand les forces de l’ordre sont coincées devant les barricades, les femmes leur lancent des objets depuis les fenêtres, et ce sont ces jets qui font le plus de dégâts. C’est ce qu’on constate quand on étudie les types de blessures des forces de l’ordre lors des émeutes de 1832 à 1839. On peut donc affirmer qu’elles participent pleinement aux combats mais, dans l’imaginaire de la révolte au XIXe siècle, on ne reconnaît que le fusil. De même, si, dans l’émeute actuelle, on ne portait pas seulement le regard sur le jet de cocktail Molotov ou de pavé, sur le tir de mortier, on s’apercevrait peut-être que la participation des femmes n’est pas insignifiante. Mais évidemment, de nuit, avec des gens masqués, dans des vêtements qui aujourd’hui apparaissent de plus en plus comme non genrés, il est difficile de distinguer entre hommes et femmes ; malgré tout, on sait que le maniement des armes, même des armes de jet comme celles-ci, fait partie de l’éducation masculine, on suppose donc que ce sont très majoritairement, voire essentiellement, des hommes. Mais en cherchant bien, on s’apercevrait peut-être de la participation des femmes. Il faudrait pour cela des observations fines sur le terrain. On sait néanmoins qu’il y a des femmes qui passent devant les tribunaux. Mais là encore, le regard est biaisé : les hommes se font beaucoup plus arrêter par la police que les femmes, et la population qui arrive devant les tribunaux n’est pas représentative.
Dans l’imaginaire des forces de l’ordre aussi, l’émeutier est un homme, donc il y a un biais évident. Le rôle des femmes pourrait et devrait être documenté. Dans les rangs de la police, d’ailleurs, on compte de plus en plus de femmes. Mais est-ce qu’elles sont envoyées sur le terrain des émeutes la nuit ? Ça reste à documenter. Alors oui, l’émeute peut effectivement être un moment où on performe sa masculinité. Mais cette vision correspond à un imaginaire blanc et colonial : les émeutiers, jeunes des quartiers populaires, racisés, sont rejetés du côté du sauvage ; dans un imaginaire raciste hérité de la colonisation, ils sont perçus comme des hommes qui menacent les femmes. La critique féministe de la masculinité toxique relaie aussi ce type d’imaginaire : il faut voir sur qui on pointe ses critiques, et ne pas faire comme si la masculinité toxique était plus forte chez les jeunes des quartiers populaires qu’ailleurs.
On a beaucoup commenté aussi le fait que les émeutiers de juin 2023 sont très jeunes, plus qu’en 2005, en soulignant la nouveauté de ce phénomène. Finalement, quand on s’émeut de la jeunesse des émeutiers actuels, est-ce qu’on n’oublie pas que les enfants des classes populaires ont toujours participé aux révoltes, avec énergie et parfois inconscience du danger ? Au XIXe siècle, les enfants participent aux émeutes, même si la notion d’enfant est d’ailleurs assez floue, entre 8 et 15 ans. Dans Choses vues, Victor Hugo, parlant des émeutes de 1839, raconte avoir vu des « adolescents » ou des « jeunes drôles » dans les cortèges d’insurgés, aux côtés des ouvriers adultes, souvent à l’avant-garde des cortèges. C’est le personnage de Gavroche, qui est craint par les policiers parce que quand il a un pistolet, il tire, sans toujours prendre conscience des risques. On a l’impression qu’avec les émeutes de 2023, s’est construite, ou consolidée, une figure de l’émeutier hors de tout contrôle, même parental, au croisement de celles du délinquant et du terroriste, contre qui l’usage de la force la plus brutale est donc toujours considéré comme un acte de légitime défense.
Historiquement, il y a toujours eu des jeunes dans les émeutes populaires. Évidemment, chez les jeunes, le sentiment du danger n’est pas le même, c’est psychologique, voire hormonal. Mais être jeune, ou enfant, en 1832, c’est très différent d’aujourd’hui : les enfants des classes populaires étaient au travail dès 6 ans, c’était des jeunes travailleurs.
Gavroche n’est pas une invention de Victor Hugo, c’est une réalité sociale. Dans les émeutes au XIXe siècle, les adultes et les enfants sont mêlés comme ils sont mêlés dans la vie quotidienne, bien plus que nous aujourd’hui : c’est toute la société qui se soulève, avec ses femmes, ses hommes, ses enfants. L’adolescence n’a pas de sens à l’époque. Aujourd’hui, dans les révoltes des quartiers populaires, il semblerait qu’il y ait une prédominance de jeunes qui ne travaillent pas forcément, qui peuvent être en formation ou encore à l’école, et peu d’adultes, au contraire des insurgéEs de la Révolution française et des révoltés du XIXe qui sont ce qu’on appelle des « hommes faits », souvent chargés de famille, qu’on retrouve chez les Gilets jaunes. Mais là aussi, ça reste à démontrer beaucoup plus précisément. Finalement, dire qu’il s’agit de jeunes, voire de très jeunes, c’est une façon de nier le sérieux de leur révolte, comme ça a été le cas en Mai 68 : on a parlé de l’agitation d’étudiants incontrôlables, en minimisant le rôle des grèves. Les partisans de l’ordre social n’ont de cesse de délégitimer les soulèvements populaires. Ils usent de plein de stratégies, qui passent par les mots employés, par le refus d’entendre, de reconnaître, qu’il y a des revendications d’ordre politique et social, et enfin par la réduction des motivations des révoltés à un désir de casse. Le mot casseur, d’ailleurs, apparaît lors des émeutes de 1832. Ce sont les barricades de 1832 qu’Hugo fait revivre dans les Misérables. C’est un observatoire passionnant de toutes les stratégies utilisées par le pouvoir pour délégitimer les révoltes populaires : en 1832, le pouvoir de Louis-Philippe n’a que deux ans ; il est issu de la révolution de Juillet 1830, fondée sur la reconnaissance de ce droit à la résistance évoqué tout à l’heure, au point que Louis-Philippe est appelé le « roi des barricades ». Les vainqueurs de Juillet 1830 reçoivent des décorations, ils sont vus comme des héros, on érige la Colonne de Juillet à la Bastille… Comment, deux ans plus tard, justifier l’écrasement d’une révolte qui s’inscrit pourtant dans la lignée démocratique et républicaine de Juillet 1830 ?
Toutes les stratégies utilisées par Louis-Philippe sont reprises aujourd’hui : le refus de reconnaître la dimension politique de la révolte, de percevoir que c’est la démocratie qui se soulève contre l’oppression – l’interdiction de la manifestation pacifiste du comité Adama le 8 juillet dernier le montre bien. Ensuite, le refus de voir les aspects sociaux alors même que ces émeutes éclatent dans les quartiers populaires, qui sont les plus touchés par l’inflation. Un chercheur anglais a fait la courbe de l’inflation du prix du pain depuis cinq ans en France, qui montre parfaitement l’effondrement du pouvoir d’achat des classes populaires. Corréler l’évolution du prix du pain avec l’émergence de l’insurrection, c’est un réflexe d’historien fondamental pour l’étude du XIXe siècle, ça n’est jamais repris aujourd’hui. Enfin, la réduction de celles et ceux qui se soulèvent à la figure du délinquant, du casseur, qui a émergé après la révolte des Canuts en 1830, et qu’on retrouve en 1832 pour justifier la répression : c’est, selon la formule d’un journaliste de l’époque, Émile de Girardin, « la civilisation contre la barbarie ». Les barbares, ce sont les ouvriers qui menacent la cité, les sauvages encore, selon les mots de Maxime Du Camp. On perçoit ici la conjonction de l’association « classes laborieuses, classes dangereuses », dont l’idée émerge sous la Monarchie de Juillet, et de la dimension raciste héritée de la colonisation, qui sous-tend la dénonciation de la classe ouvrière comme une classe de sauvages, hors civilisation. C’est cette idéologie coloniale qu’on retrouve aujourd’hui dans le communiqué des syndicats Alliance Police nationale et UNSA Police traitant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles » pour justifier les pires répressions. Ce profil du casseur, du sauvage nuisible, croise aussi celui de l’ivrogne, qui remonte au XIXe siècle également et fut utilisé notamment pour délégitimer les Communards. Aujourd’hui, évidemment, ce n’est pas l’ivrognerie des émeutiers qui est mise en avant, mais son équivalent, le trafic de drogue dans les banlieues. Tout l’arsenal des mots, des figures, des discours déployés aujourd’hui pour caractériser la révolte de la jeunesse des quartiers populaires opère une réactualisation des stratégies utilisées au XIXe pour délégitimer les mouvements révolutionnaires.
Propos recueillis par Maya Lavault