Le 30 janvier 1972, 13 personnes étaient assassinées à Derry, en Irlande du Nord, lors d’une marche du mouvement des droits civiques. Ce jour est resté comme le « Bloody Sunday ». 50 ans après, nous publions un article de notre camarade Joseph Healy, membre d’Anticapitalist Resistance.
Ma première confrontation avec ce jour terrible, à part le fait de l’avoir vu dans les journaux télévisés irlandais, a eu lieu lorsque, à 15 ans, j’ai vu une foule de 20 000 personnes furieuses incendier l’ambassade britannique, deux jours après le massacre. La colère était telle qu’il était question que l’armée irlandaise passe la frontière, et plusieurs entreprises britanniques ont été attaquées. Pour beaucoup, il s’agissait de l’énième épisode d’une longue série d’atrocités commises par les Britanniques en Irlande, dont nous avions tous entendu parler à l’école.
Le défi du mouvement des droits civiques
Le Bloody Sunday mit fin à la première phase de la lutte de la population nationaliste irlandaise du nord contre les injustices flagrantes et l’état d’apartheid qui établi avec la partition de l’Irlande en 1921. Avec un système de vote truqué et un système de castes pour l’attribution des logements, de l’éducation et des emplois, le seul recours des nationalistes qui n’aimaient pas la situation était d’émigrer. Pour ceux qui s’exprimaient, la brutale force de police réservée aux protestants (la Royal Ulster Constabulary) et ses réservistes encore plus brutaux, les B Specials, veillaient à ce qu’ils soient réduits au silence.
Le vent du changement s’est levé en 1969, avec la montée du Mouvement des droits civiques, inspiré par le Mouvement des droits civiques aux États-Unis et les révoltes étudiantes à Paris, etc. La plupart des leaders étaient des nationalistes modérés, souvent issus du milieu social-démocrate, comme John Hume et Austin Currie. Ils cherchaient à remettre en question le statu quo par des moyens pacifiques, des manifestations et des protestations. Ce mouvement fut considéré comme un défi existentiel pour l’État d’Irlande du Nord, et la police et les B Specials se déchaînèrent contre les manifestants. Plusieurs attaques brutales contre les manifestations eurent lieu, ainsi que des attaques contre les nationalistes par des foules loyalistes, comme cela s’était produit dans les années 1920 après la partition, lorsque des pogroms avaient eu lieu dans certaines parties de Belfast et que des travailleurs catholiques avaient été chassés des chantiers navals.
Troupes britanniques en renfort
Le gouvernement britannique se sentait obligé d’agir car les scènes de violence dans le nord de l’Irlande s’avéraient préjudiciables pour l’État britannique, en particulier vues depuis les États-Unis, où vivait une importante population irlandaise. Des troupes britanniques furent envoyées en Irlande, prétendument pour soutenir la police et les autorités civiles et rétablir l’ordre. L’armée britannique était censée être impartiale et servir de tampon entre les deux communautés, mais en fait la Grande-Bretagne maintint ses anciens intérêts impériaux en Irlande et de nombreux régiments envoyés avaient des antécédents profondément sectaires et un fort sentiment anti-nationaliste et pro-colonial. Certaines de ces troupes avaient été utilisées quelques années auparavant pour tenter de réprimer les luttes anticoloniales ailleurs dans l’empire britannique.
L’unionisme était en état de crise, car il voyait les piliers de son État sectaire ébranlés et appelait la Grande-Bretagne à l’aide, tout en laissant à ses propres forces de police sectaires toute latitude pour écraser le mouvement des droits civiques.
La marche et le rassemblement de janvier 1972 à Derry devaient être l’une des plus grandes manifestations du Mouvement pour les droits civiques. De nombreux jeunes nationalistes et catholiques avaient été encouragés par la montée du mouvement et par le fait que le monde observait désormais l’Irlande du Nord comme il ne l’avait pas fait au cours des 60 années précédentes. Il y avait également un réel espoir et le sentiment que le changement était dans l’air.
Une marche contre l’internement
L’Armée républicaine irlandaise (IRA), qui croyait en l’utilisation de la force armée pour chasser les Britanniques du nord de l’Irlande, existait depuis 1921 mais était une force marginale, parfois presque disparue. Elle est réapparue en 1969 et a mené quelques petites attaques contre les forces britanniques et la police. Son rôle était limité par rapport au mouvement pacifique des droits civils, beaucoup plus important, qui bénéficiait du soutien de l’Église catholique et d’une grande partie de la bourgeoisie catholique.
La Grande-Bretagne introduisit l’internement sans procès dans le but d’arrêter et de détenir les nationalistes soupçonnés d’appartenir à l’IRA sans avoir accès à des procès civils, par le biais des tribunaux Diplock, des tribunaux composés uniquement de juges, qui ne donnaient aucune voix réelle aux accusés. Cette situation a suscité un énorme ressentiment au sein des communautés nationalistes et beaucoup se sont retournés contre l’armée britannique, que certains d’entre eux avaient considérée comme un arbitre neutre lors de leur arrivée en 1969.
La marche à Derry visait à protester contre l’internement et de nombreux participants étaient attendus. Des familles entières participèrent à la manifestation qui se déroulait dans le quartier traditionnellement nationaliste du Bogside. Le célèbre régiment des parachutistes, dont nous savons aujourd’hui qu’il avait perpétré un massacre à Ballymurphy, à Belfast, un an auparavant et qu’il s’était échappé en toute impunité, avait été appelé pour soutenir la police et à s’assurer que l’IRA ne s’infiltre pas dans la manifestation et ne commette pas d’attentats. Lorsque les manifestants, retenus par la police, commencèrent à jeter des pierres et des bombes à essence, les troupes furent lâchées et assassinèrent de sang-froid 13 manifestants innocents. La fiction voulait que ceux qui étaient morts faisaient partie de l’IRA et que les troupes s’étaient protégées contre les tirs de l’IRA. C’est la position que défendent encore aujourd’hui le commandant du régiment de l’époque et certaines sections de la communauté unioniste, dont certaines ont arboré le drapeau du régiment de parachutistes sur des mâts à Derry cette semaine.
Contre les assassins de la mémoire
Le tollé mondial qui a suivi le massacre a été immense, et l’État britannique a dû brouiller les pistes. Il l’a fait, comme il l’avait déjà fait à maintes reprises au cours de son histoire impériale, en mettant en place une enquête juridique apparemment impartiale qui devait examiner l’incident et dédouaner les troupes britanniques de toute culpabilité. Il s’agit de l’enquête Widgery, qui ne fut qu’une farce. Widgery, comme prévu, acquitta les troupes de toute culpabilité et affirma qu’elles avaient agi en état de légitime défense, mais il fut incapable de trouver la moindre preuve de l’existence des armes que les victimes auraient portées.
La colère et le ressentiment engendrés par le massacre et sa dissimulation ont fait entrer les « Troubles » dans une nouvelle phase, celle du conflit armé. Beaucoup de ceux qui ont été tués à Derry étaient de jeunes hommes, et beaucoup de leurs amis qui ont été témoins du massacre ont rejoint l’IRA. Lors d’une interview réalisée en 1992, l’un des amis d’une victime, qui avait lui-même participé à la marche, a décrit comment lui et six de ses amis avaient rejoint l’IRA à la suite de ce massacre et parce qu’il avait vu « comment la domination britannique en Irlande se traduirait toujours par une oppression et un bain de sang ». Il avait appris la leçon que des générations de nationalistes irlandais avaient apprise avant lui, à savoir qu’il n’était pas possible de raisonner l’impérialisme britannique en Irlande. De nombreux historiens affirment aujourd’hui que le Bloody Sunday a été le tournant central des Troubles et a convaincu de nombreux jeunes nationalistes que les protestations pacifiques contre l’Unionisme et les Britanniques étaient inefficaces.
Des décennies plus tard, l’enquête Saville, qui a duré 12 ans et interrogé des centaines de témoins, a annulé l’enquête Widgery et déclaré toutes les personnes tuées innocentes. Elle a conclu que les troupes les avaient délibérément tuées et que l’IRA n’avait pas participé à la marche et n’avait pas attaqué les troupes. David Cameron a ensuite présenté ses excuses aux familles des victimes au nom de l’État britannique. Le hic, c’est que l’enquête Saville avait promis aux témoins qu’aucune poursuite ne serait engagée.
Les familles des victimes du Bloody Sunday continuent de penser que les responsables doivent être jugés, tout comme les forces de l’État qui ont commis des atrocités en Irlande du Nord. Le gouvernement britannique actuel veut faire passer une loi qui garantirait que cela ne se produise jamais. Il veut fermer le livre des crimes commis par les forces britanniques et leurs alliés paramilitaires loyalistes en Irlande.
Traduction J.S.