Publié le Mercredi 30 septembre 2015 à 15h33.

Le peuple afro-américain à la recherche des voies de son émancipation

Des premières révoltes d’esclaves aux soulèvements dans les ghettos, en passant par la mobilisation de masse pour la conquête des droits civiques, l’histoire du peuple noir des Etats-Unis recèle une richesse infinie d’expériences, d’élaborations et d’enseignements.

Dans le cours même de la révolution noire des années 1955-1970, nombre d’organisations se sont créées, en rupture avec celles qui existaient déjà. Des débats virulents ont éclaté, des critiques acerbes ont été émises, mais dans une recherche passionnée des moyens de conquérir pour le peuple afro-américain son émancipation.

 

Les organisations noires avant le mouvement des droits civiques

Une des organisations noires les plus anciennes et influentes a été le NAACP (National Association for the Advancement of Colored, Association nationale pour le progrès des gens de couleur), créée par W.E.B. Du Bois et d’autres jeunes intellectuels noirs en 1909, à une époque où la terreur pour imposer aux Noirs la ségrégation faisait rage. La NAACP combattit toutes les formes de discrimination, mena des combats sur le terrain de la justice, prit la défense des Noirs victimes d’actes de violence. Elle eut plus de 540 000 adhérents au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Rosa Parks en était une militante comme beaucoup de militants du mouvement des droits civiques.

Alors que la NAACP militait pour l’intégration des Noirs, Marcus Garvey, né en Jamaïque en 1887, ouvrier dans une imprimerie devenu journaliste, formula après la Première Guerre mondiale le projet d’un « Empire d’Afrique » qu’il invitait à reconquérir. Il connut une popularité immense, jusqu’à compter plusieurs millions d’adhérents dans les années 1920-1921. On pourrait s’étonner qu’un tel rêve ait eu tant de succès, mais c’est qu’il exprimait pour la population noire la  fierté de ses origines et la conviction qu’il n’y avait rien à attendre des Blancs. Garvey combattait la NAACP mais Du Bois, qui s’était tourné vers les idées marxistes et communistes, rompit avec la NAACP lorsqu’elle refusa de lancer un appel du peuple noir américain aux Nations-unies, milita pour le panafricanisme et l’union des Noirs américains avec les Africains en lutte contre le colonialisme.

Elijah Muhammad, qui dirigeait la « Nation of Islam », défendait comme Garvey l’idée que Dieu était noir mais en prônant l’islam, il exprimait une rupture avec la religion chrétienne protestante, celle de l’esclavagisme. C’est dans cette organisation, après ses années en prison consacrées à la lecture et à l’étude, que Malcom Little fit ses premières armes d’orateur et d’organisateur. Son père, un pasteur, avait été menacé en 1925 par un commando du Ku Klux Klan parce qu’il était partisan des idées de Marcus Garvey. Lorsque Malcolm se convertit aux idées des Black Muslims, il abandonna, comme eux tous, son nom d’esclave et devint Malcolm X.

 

Continuité et ruptures

Dès le début du mouvement des droits civiques a émergé la personnalité de Martin Luther King, pasteur à Montgomery au moment du boycott des bus en 1955. Il avait alors 26 ans et sa vie s’est confondue avec ce mouvement jusqu’à son assassinat le 4 avril 1968.

Martin Luther King faisait profession de non-violence, sans aucun doute du fait de ses convictions religieuses mais certainement aussi pour des raisons tactiques. « Martin Luther King, écrit Daniel Guérin, se défendit d'être un pacifiste et insista davantage sur les aspects concrets et positifs de ses méthodes de lutte que sur leur idéalisme. Sa non-violence n'était pas une méthode de lâcheté, mais de militantisme. Elle était au plus haut degré active et non passive.

« […] De fait, pour une minorité comme celle que forment les Afro-américains, minorité désarmée ou dont l'armement ne peut être que disproportionné par rapport à celui de l'adversaire, officiel aussi bien que privé, la violence était aux yeux du pasteur une tactique téméraire. En outre, toujours selon King, elle risquait d'être non rentable, dans la mesure où elle indisposait la portion de l'opinion publique prête à s'indigner contre l'adversaire raciste qui, lui, lynche, terrorise et tue, massacrant jusqu'à des enfants.»1

Il fut durement critiqué par Malcolm X qui l’accusa d’être un « oncle Tom » utilisé par le pouvoir blanc au moment de la marche sur Washington qui rassembla 250 000 personnes le 28 août 1963. Malcolm X reprochait à King d’avoir traité avec Kennedy, d’avoir permis à celui-ci de récupérer la marche et de se présenter comme l’ami de la lutte des Noirs alors que l’Etat fédéral ne faisait rien contre les racistes.

Il fut critiqué aussi en d’autres occasions par les jeunes militants de la SNCC (coordination des étudiants non-violents) dont certains allaient devenir des dirigeants des Black Panthers, comme Eldridge Cleaver, Stockely Carmichael ou Huey Newton. Cité par Daniel Guérin, Eldridge Cleaver lui rendit cependant hommage après son assassinat en rappelant «  “la réaction furibonde” qu'il avait provoquée lorsqu'il avait “demandé l'arrêt des bombardements américains au Viêt-Nam du Nord, des négociations avec le Front de libération nationale et l'admission de la Chine aux Nations unies” [...] II se peut qu'en définitive “King ait tout de même marqué l'Amérique, qu'il l'ait touchée en profondeur, et que c'est parce qu'il alla si loin que nous pourrons réussir dans notre lutte révolutionnaire”. »2

C’est dans le mouvement des droits civiques que ces militants, influencés par les idées de Malcolm X, lancèrent le slogan du « Pouvoir noir » puis créèrent le parti de la Panthère noire.

 

Malcolm X 

Malcolm X avait acquis un grand prestige auprès des jeunes révoltés des ghettos. Il leur transmettait la fierté d’être noirs, le sentiment de leur dignité, la volonté de conduire leur vie et d’échapper à la délinquance. Il exprimait la haine qu’ils ressentaient à l’égard des racistes et des Blancs. Il fustigeait les principes de la non-violence revendiqués par Martin Luther King. « Il n’existe pas de révolution où on tende l’autre joue. Une révolution non-violente, ça n’existe pas. »

Les Black Muslims revendiquaient un Etat noir. Il n’était donc pas question pour eux de participer au mouvement des droits civiques dont l’objectif était, selon eux, de se faire accepter par les Blancs. « Nous voulons que notre peuple dont les parents et grands-parents sont descendants d’esclaves puisse établir un Etat séparé ou un territoire qui leur appartienne sur ce continent ou un autre. Nous croyons que nos anciens propriétaires d’esclaves nous doivent cette terre ».3

Comme toutes les organisations noires, les Black Muslims se renforcèrent énormément après la guerre. Ils purent se revendiquer de 150 000 membres et étaient présents dans 82 villes. Leur audience, en particulier celle de Malcolm X, était énorme. Le fait d’assurer leur auto-défense à travers leur service d’ordre, Fruit of Islam, était très apprécié par la jeunesse noire.

Mais Malcolm X fut suspendu par Elijah Muhammad lorsque, après la mort de Kennedy, il fit une déclaration irrévérencieuse – Daniel Guérin traduit celle-ci par « La haine fait boomerang ». Il se trouva dès lors isolé, sans organisation, mais très populaire. Il fit plusieurs voyages en Afrique et se convainquit que les peuples coloniaux et le peuple afro-américain avaient un combat commun à mener contre l’impérialisme. Après sa rupture avec les Black Muslims, il abandonna leur sectarisme et chercha les moyens d’agir avec le mouvement des droits civiques et les Blancs favorables aux droits des Noirs. 

Il fut assassiné lors d’un meeting le 21 février 1965, à 40 ans, par des militants des Black Muslims, mais probablement le FBI y avait-il eu une part.      

 

Le Black Power et les Black Panthers

Les idées de Malcolm X influencèrent des jeunes militants des droits civiques. Leurs slogans, « Freedom Now » (Liberté tout de suite) puis, à partir de 1966, « Black Power » (« pouvoir noir » ou « force noire »), exprimaient la révolte de la jeunesse noire et son impatience. Le « Black Power», c’était l’idée que les Noirs devaient former une force, contrôler eux-mêmes leurs villes, leurs quartiers, ne compter que sur eux-mêmes et pas sur une illusoire bienveillance des Blancs. De là aussi la nécessité de créer un parti noir indépendant. Ce que fut le parti de la Panthère noire, créé par Huey Newton, Eldrige Cleaver puis Stockely Carmichaël. Convaincus d’avoir à affronter l’appareil de répression de l’Etat blanc, comme cela a été le cas au cours des émeutes, ils prônaient  l’auto-défense, utilisant le deuxième amendement de la constitution américaine sur le port d’armes pour créer des patrouilles armées dans les quartiers noirs.

Travail d’implantation dans les ghettos, actions d’éclat et coup de poing, participation à des élections, élaboration théorique, le Black Panther Party a cherché à agir dans toutes les directions. Il a donné lieu également à un intense travail dans les prisons où se retrouvaient un grand nombre de jeunes qui avaient participé aux émeutes. Mais la répression féroce qu’il subit ne lui laissa pas le temps de développer pleinement ses possibilités. Beaucoup de ses membres furent assassinés ou contraints à l’exil.

 

En guise de conclusion

Les militants et organisations de la révolution noire n’avaient guère les moyens de dépasser les limites de leur époque, l’absence d’une perspective réellement socialiste, internationaliste, du fait des difficultés du mouvement ouvrier américain à créer un parti indépendant, du fait de la subordination de tous les partis communistes aux tournants de la politique stalinienne. Ils ont cherché une perspective du côté des forces politiques qui dirigeaient les révolutions anticoloniales, face aux ennemis qui leurs étaient communs, les colonialismes et l’impérialisme américain. 

Mais de la même façon qu’il était impossible aux peuples coloniaux de conquérir une indépendance réelle sans s’engager dans le renversement du capitalisme, le peuple noir des Etats-Unis ne peut espérer en finir avec l’oppression raciale qu’en mettant fin à la domination de la bourgeoisie et en renversant le capitalisme. En effet, la discrimination raciale ne peut exister sans l’inégalité et l’exploitation sociales. Le racisme ne recouvre pas l’inégalité sociale mais il en est le complément. Les classes exploiteuses utilisent les différences pour justifier une plus grande exploitation, diviser les exploités entre eux, créer l’illusion d’une communauté d’intérêts qui naîtrait de la même couleur de peau, comme, ailleurs, de la même appartenance nationale. 

La révolte des Noirs américains a eu un caractère extraordinairement subversif tant elle a affaibli  l’impérialisme le plus puissant de la planète en lui ôtant sa crédibilité de puissance démocratique. Elle compte pour beaucoup dans la révolte de la jeunesse blanche, dans la défaite des Etats-Unis au Vietnam. Mais quel rôle encore plus formidable elle aurait pu jouer si elle avait trouvé une alliée dans la classe ouvrière blanche ! Ce n’est pas un hasard si toutes les tentatives d’unité entre travailleurs noirs et blancs ont toujours été férocement combattues par les classes dirigeantes américaines, y compris par le pogrom, qu’il soit conduit par le Ku Klux Klan ou par d’autres. C’était de leur intérêt. Elles avaient conscience qu’il en allait de leur existence même.

Gageons que les conditions nouvelles créées par l’évolution économique et la révolution noire, comme par exemple la plus forte proportion de salariés noirs dans le prolétariat américain, rendront possible cette unité.

Galia Trépère

  • 1. Daniel Guérin, « De l’Oncle Tom aux Panthères », éditions 10/18, page 204.
  • 2. Ibidem, page 208.
  • 3. Point 4 du « Muslim Program » de 1965.