Rencontre avec Charles Piaget, l’un des animateurs de la lutte des Lip à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Quelles étaient les particularités de l’action militante syndicale chez Lip avant 1968 ?
Je suis élu CFTC en 1953, avec plusieurs autres jeunes. Nous avons vite compris que même avec le code du travail nous étions quantité négligeable face à la direction. L’entreprise était très compartimentée, bâtiments séparés : horlogerie-mécanique-employés-production.
Fred Lip, le patron, avait réussi à se débarrasser des délégués issus de la Résistance en moins de 3 années. Il existait une communication habile : journal d’entreprise, causerie une fois par mois du patron à tous les salariés. Lors de grèves nationales (pouvoir d’achat, retraites, etc.) environ 80 salariés débrayaient sur plus de 1 000. Seul point très positif, une bonne entente CGT-CFTC.
Après un long débat entre nous, nous en avons déduit que seuls les salariés syndiqués ou non, regroupés en collectif conscient, pouvaient représenter une force face au patron.
Constituer ce collectif était donc notre tâche principale. Nous avions illustré ceci par une règle : les 90/10. Passer 90 % de notre énergie à constituer cette force et 10 % pour le reste : étude des dossiers, rapports avec la direction et avec notre syndicat.
Nous avons alors pris l’habitude de nous rencontrer longuement et régulièrement en dehors de l’usine pour réfléchir, inventer des combines permettant la constitution d’un réseau solide dans l’usine.
Chacun d’entre nous devait avoir un carnet et un crayon, se mêler aux salariés lors de la pause du matin, au restaurant, aux vestiaires et écouter, noter les remarques sur leur boulot, le chef, les vacheries pour augmenter les cadences etc.
Les tracts distribués étaient de plus en plus appréciés. Nous avons découvert grâce à cela que les heures supplémentaires n’étaient pas calculées selon la loi. Nous avons obtenu un rappel d’une année pour toutes et tous. Nous nous sommes attaqués au secret des salaires en distribuant par tract des feuilles de paie diverses. La direction a été assaillie par les injustices que cachait le secret des salaires. Nous avons lutté victorieusement contre les licenciements traditionnels dans l’horlogerie.
Progressivement nous avons constitué un grand réseau de salariés nous informant précieusement. Ce -collectif prenait corps.
Comment s’est déroulée la mobilisation dans le cadre de mai 68 ?
Nous distribuons un tract en préparation du 13 mai : « Les étudiants ont de bonnes raisons de se révolter, nous aussi avons de bonnes raisons de manifester ». Le 13 mai est une réussite. La préparation du 20 mai s’est faite avec la CGT Lip. Nous tenions au déroulement très démocratique de cette journée.
6 heures du matin, devant l’usine, des militants CGT de l’UL barrent la porte d’entrée, manches de pioche en main. Nous expliquons notre position, les Lip doivent entrer et participer à l’AG au restaurant. La CGT Lip, même position que nous, l’UL se retire. Fred Lip arrive entouré de ses fidèles et propose une négociation immédiate. Refus : l’heure est à l’action pas à la négociation.
À l’AG, il y a un exposé sur la situation générale, sur les revendications, et nos raisons d’entrer dans la lutte. On propose le micro baladeur, personne ne veut prendre la parole, peur d’être repéré, les cadres sont là. Nous interrompons l’AG pour 3/4 d’heure. Nous invitons les Lip à se rassembler en petits groupes par affinité : réfléchissez avant de voter. C’est une réussite, vifs débats. Reprise de l’AG, vote massif pour l’occupation, pour un comité de grève reflet de tous les secteurs de l’usine. Après, c’est AG tous les jours et occupation jour et nuit.
La direction doit rester cantonnée dans ses bureaux. Elle est prévenue, nous nous servirons des machines à écrire, imprimerie, menuiserie, etc., pour la lutte.
La CGT obtient de l’AG le refus d’ouvrir les portes aux étudiants. Un crève-cœur pour nous. En 1973 le collectif aura mûri et acceptera l’ouverture toute grande des portes.
De nombreux salariés établissent leur cahier de doléances par atelier ou bureau.
Les salariés ne connaissent pas l’usine, seulement leur atelier ou bureau. Alors les mécanos invitent les horlogers à venir visiter leurs ateliers avec explications. Les horlogers et employés feront de même. Une négociation à lieu avec une très forte augmentation pour les OS (surtout des femmes). Le travail ne reprendra qu’à l’accord national. Au final, des ateliers refusent de reprendre le travail, nous mettons au point « l’école de la lutte ». Ce seront les salariés eux-mêmes qui négocieront avec la direction, un délégué muet les accompagnant.
Dans la foulée, vous avez mis en place des pratiques originales…
Fred Lip découvre une force syndicale qu’il avait mal évaluée au cours de Mai 68. Il va tout faire pour reprendre son autorité.
Nous avons utilisé pleinement le nouveau droit d’affichage à LIP. Un panneau de 3 mètres de large, 1,80 mètre de haut et de très grosses affiches écrites au feutre. Cela devient un lieu de débat. Le patron dénonce l’accord de mai 68 en 1970. Il affirme qu’il fermera l’entreprise s’il y a grève. La peur se répand, une minorité débraye. Alors comme chaque fois, réflexion ensemble en AG.
Nous devons en premier conquérir l’unité entre nous. Ce sera l’invention du serpentin. Les 200 grévistes en file indienne font le tour des ateliers et bureaux. À chaque atelier, plusieurs Lip se détachent du serpentin vont convaincre des Lip au travail, quelques-uns se lèvent et rejoignent le serpentin sous les applaudissements, nous ferons le tour de l’usine deux jours de suite, le serpentin devient largement majoritaire, alors nous occupons le local d’expédition. C’est le lieu stratégique, l’envoi des montres pour les premières communions fin juin. C’est une victoire, une nouvelle négociation donnera l’essentiel de l’accord de mai 68.
Fred Lip alors concocte une restructuration bidon de la mécanique. Il veut supprimer deux ateliers comprenant les plus dynamiques des délégués.
Se développera une formidable solidarité de toute l’entreprise, qui se terminera par une désobéissance généralisée, les salariés ne fournissant plus aucune indication sur le travail réalisé.
Fred Lip est alors désavoué par Ebauches SA, le véritable propriétaire de LIP.
Puis ce sera Lip 73 avec toutes ses innovations : le journal mural, la prise du stock de montres, la mise de côté de machines et de composants de montres pour, en cas d’occupation de l’usine par les CRS, continuer la fabrication dans des ateliers clandestins.
Il y a eu la jonction avec le Larzac, les coordinations des entreprises en lutte, le journal Lip unité, Lip au féminin, la lutte des femmes à l’intérieur de la lutte générale pour avoir toute leur place. Bref, de très nombreuses innovations dont très peu venant des militants et délégués du personnel.
Comment êtes-vous parvenus à dépasser les différences CGT-CFDT et les désaccords avec la direction confédérale ?
Ce qui a joué un rôle : la différence de pratique dans la lutte entre les deux sections CFDT-CGT. La CFDT Lip avait acquis plus d’autonomie envers son organisation syndicale. Nous n’allions pas consulter l’UL et l’UR pour chaque initiative prise par les Lip. La CGT Lip consultait souvent l’UL. Nous n’avions pas un respect excessif de notre hiérarchie syndicale. La CGT Lip, si. Deux exemples : nous avions envoyé une lettre à Eugène Descamp, le secrétaire national, pour lui dire qu’il n’avait pas à être présent lors de la présentation à Bruxelles du nouveau général en chef de l’OTAN. Une lettre à notre fédération critiquant les comptes rendus des conflits : il y manquait toujours le principal, le déroulement de la lutte, ses d-ifficultés, ses innovations.
Lorsque les fédérations CGT-CFDT sont venues à Lip, compte tenu de l’ampleur que prenait le conflit, la fédération CGT a constaté la domination du groupe CFDT Lip. Elle a cherché à reprendre les rênes de ce conflit dans d’interminables réunions en commun. C’est ce que nous détestions le plus : au lieu d’être avec les salariéEs dans les commissions de la lutte, c’était la « réunionite ».
Concernant la fédération CFDT le secrétaire Jacques Chérèque était très méfiant sur notre orientation, pour lui le syndicat devait diriger la lutte, alors que pour nous il doit l’animer.
Lorsque le syndicat dirige, alors les salariés se conduisent en dirigés, ils suivent plus avec leurs pieds qu’avec leur tête. Alors que toutes et tous sont des manuels et des intellectuels. La lutte appartient à ceux qui la font, syndiqués ou non, à égalité.
Propos recueillis par Robert Pelletier