Publié le Samedi 9 septembre 2017 à 08h47.

Ce qui se passe et se joue au Venezuela

Une crise économique et sociale abyssale… La nette victoire (par 56 % contre 41 %) aux élections législatives de décembre 2015 d’une droite revancharde et pro-US… Le refus du gouvernement Maduro de reconnaître sa défaite, tout comme de convoquer le référendum révocatoire dont la tenue était de droit aux termes de la Constitution en vigueur… La riposte de la droite dans la rue, débouchant sur des affrontements sanglants… Une évolution du régime de plus en plus autoritaire, jusqu’à ses élections truquées à une pseudo « assemblée constituante »… Et pour couronner le tout, Trump qui profère maintenant des menaces d’intervention militaire. Comment en est-on arrivé là ?

Maduro n’est pas Chávez, il n’a ni son habileté ni sa capacité de direction, encore moins son charisme. Et alors que le président en exercice poursuit une fuite en avant de plus en plus autoritaire, on se rappelle que Chávez respectait les règles démocratiques qu’il avait lui-même instaurées. C’est ainsi qu’il avait accepté de passer, en août 2004, par l’épreuve du référendum révocatoire1 – qu’avec 59 % des voix il avait remporté haut la main –, puis s’était incliné devant le résultat contraire (par 51 % contre 49 %) du référendum constitutionnel qu’il avait organisé, en décembre 2007, dans le but de pouvoir se représenter à plusieurs nouveaux mandats consécutifs.

 

Extractivisme et dépendance

C’est cependant dans la gestion de Chávez (mort d’un cancer en 2013) qu’il faut rechercher les causes profondes des très graves problèmes auxquels le pays se trouve aujourd’hui confronté.

Comme la plupart des autres pays d’Amérique du Sud, le Venezuela a bénéficié pendant plus de dix ans de la tendance à la hausse des prix des matières premières, portée par une forte demande des pays dits « émergents », en premier lieu la Chine ;  dans son cas, la hausse des prix du pétrole qui représente plus de 90 % de ses exportations et près de la moitié de ses recettes fiscales.

Chávez en a profité pour redistribuer aux classes populaires une partie des bénéfices, sous forme d’augmentations des salaires et de développement des prestations sociales à travers les « missions » organisées par les autorités dans les domaine de la santé, de l’éducation, du logement, de la nutrition, etc. Le niveau de vie a alors nettement progressé. Mais cette prospérité s’est définitivement achevée à la mi-2014, avec le retournement brutal des cours qui s’est alors engagé. Cela a conduit à une forte chute du PIB, qui atteint désormais 35 % par rapport à 2013 – un niveau dépassant ceux de la Grande Dépression des années 1930.

Le chômage, qui était tombé officiellement à moins de 10 %, touche désormais plus de 25 % de la population, tandis que l’inflation progresse à un rythme annuel de plus de 1000 %. Pour équilibrer les comptes publics, le gouvernement a de nouveau emprunté à grande échelle sur les marchés financiers. La dette et ses intérêts ont explosé, ce qui l’a amené à opérer des coupes drastiques dans les indispensables importations d’aliments, de médicaments et autres produits de première nécessité. La pauvreté et la malnutrition sont reparties spectaculairement à la hausse – en trois ans, les Vénézuéliens ont perdu en moyenne… plus de huit kilos !

Le problème central est que le régime chaviste – sous Chávez comme sous Maduro – s’est en fait contenté de rester assis sur la rente pétrolière. Comme l’a relevé le marxiste britannique Michael Roberts, « entre 1999 et 2012, le pétrole a apporté à l’Etat un revenu de 383 milliards de dollars (…) Mais ce revenu n’a pas été utilisé pour transformer les secteurs productifs de l’économie. Une partie a servi à relever le niveau de vie des secteurs les plus pauvres, mais il n’y a eu aucun plan d’investissement et de croissance (…) Au contraire, la part de l’industrie dans le PIB a chuté de 18 % en 1998 à 14 % en 2012. » Et la situation de dépendance alimentaire (le pays devant importer l’essentiel de sa nourriture) s’est également aggravée.

 

La bolibourgeoisie

Cependant, tous ces milliards n’ont pas servi uniquement à améliorer la condition des masses. Des sommes considérables ont été détournées par les responsables de l’Etat, associés à des secteurs capitalistes à travers les contrats de commercialisation ou de sous-traitance délivrés par PDVSA, l’entreprise d’Etat qui a le monopole de l’exploitation pétrolière, ainsi que différents autres mécanismes de corruption, détournement et dissimulation de fonds (notamment des manipulations basées sur les taux de change hyper privilégiés qui sont accordés aux importateurs de biens).

L’armée est devenue le soutien fondamental du régime. Ses cadres, en premier lieu ses quelque 2000 généraux2, ne sont pas en reste dans le processus d’accaparement des richesses. 12 des 32 ministres du gouvernement sont issus de ses rangs, tandis que la moitié des grandes entreprises ont à leur tête des représentants de la Force armée nationale bolivarienne. De hauts responsables militaires font par ailleurs l’objet d’accusations de trafic de drogue, jugées plausibles si ce n’est avérées par de nombreux commentateurs indépendants3.

Créée en 1976 après la nationalisation complète de l’industrie pétrolière (par un gouvernement du parti « social-démocrate », qui gérait alors le pays en alternance avec le parti démocrate-chrétien), PDVSA est au centre du capitalisme vénézuélien. Comme les compagnies privées qui l’avaient précédé, elle a longtemps servi de pompe à fric pour une bourgeoisie étroitement liée à l’impérialisme US – la seule différence étant que l’Etat assurait désormais des fonctions de régulation de la corruption et du vol. Mais le statu quo ante a été remis en cause après l’élection de Chávez en 1999, et plus encore l’échec de la « grève pétrolière » (en réalité, un lock-out patronal) de 2002-2003, débouchant sur le renvoi de tous les dirigeants et cadres de l’entreprise liés à l’ancien régime.

Le gouvernement chaviste a alors pris le contrôle total de PDVSA. Et cela a donné le coup d’envoi du processus de formation, à l’intersection de la bureaucratie d’Etat et de secteurs privés, d’une nouvelle couche ou classe privilégiée et exploiteuse : la « bolibourgeoisie ». Pour l’essentiel, le conflit actuel est une lutte pour le contrôle de la rente pétrolière opposant cette nouvelle bureaucratie et bourgeoisie d’Etat aux vieilles classes dominantes qui entendent récupérer l’ensemble de leurs privilèges.

 

Vous avez dit anti-impérialiste ?

Tout comme les dirigeants impérialistes et ceux de la majorité des pays d’Amérique latine, les vieilles classes bourgeoises représentées par la MUD (Table ronde d’unité démocratique, un regroupement hétéroclite de sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens, mais aussi de courants de droite dure et d’extrême droite) veulent en finir avec le gouvernement Maduro et le souvenir même du chavisme parce que ce dernier, par-delà ses vicissitudes, avait redistribué des ressources, défié la grande puissance du nord et prétendu ouvrir une voie indépendante de son contrôle. En identifiant le chavisme ou post-chavisme au « socialisme », dont le régime en place se réclame indûment, ses opposants en profitent aussi pour discréditer les idéaux de l’auto-émancipation ouvrière et populaire.

Face à cette offensive, le camp Maduro conserve un seul argument d’un peu de poids : la défense de l’indépendance du pays face à l’hostilité et aux menaces de l’Oncle Sam, ennemi héréditaire des peuples latino-américains. Le régime a joué et surjoué de la corde anti-impérialiste, en dénonçant l’intervention US même aux moments où elle n’existait pas (aujourd’hui encore, les Etats-Unis continuent d’ailleurs d’acheter au Venezuela le tiers de sa production pétrolière). Mais désormais, les sanctions économiques de Washington sont réelles, tout comme le sont les menaces belliqueuses de l’occupant de la Maison-Blanche.

L’« anti-impérialisme » du gouvernement Maduro reste cependant largement rhétorique. D’abord, il paie rubis sur l’ongle les intérêts d’une dette extérieure qui, à nouveau, croît à grande vitesse. Ensuite, afin de retrouver des marges de manœuvre financières, il n’a rien trouvé de mieux que de livrer à la voracité des multinationales (russes, chinoises, canadiennes voire européennes… et même étatsuniennes) l’arc minier de l’Orénoque, une vaste région (12 % du territoire national) qui regorge de gisements d’or, de diamant, de fer, de bauxite et d’autres minerais, sans compter les schistes bitumineux. Autrement dit, d’approfondir encore le « modèle extractiviste » qui a fait si clairement faillite, sans considération des dégâts sur l’environnement et pour les dix peuples indigènes qui vivent sur ces terres. D’ores et déjà, des contrats ont été signés avec Baker Hughes, Barrick Gold Corporation, China National Petroleum Corporation, Halliburton, Horizontal Well Drillers, Repsol, Rosneft, Schlumberger, Shell…

 

Un « allié » inattendu…

En menaçant le Venezuela d’une « option militaire », Trump – qui a fait du Trump, c’est-à-dire souvent n’importe quoi, au détriment même des intérêts qu’il représente – a rendu à Maduro le plus grand des services. A la suite de ces déclarations, la popularité du président vénézuélien (qui évolue à un niveau très bas, entre 20 et 25 %) a connu un rebond pour la première fois depuis des mois. L’opposition de droite (MUD) s’en est émue et a demandé au président US plus de circonspection. Lors de sa réception officielle du vice-président US, Mike Pence, le président colombien (à la tête d’un des gouvernements les plus à droite d’Amérique du Sud) a condamné toute idée d’une intervention militaire étrangère. Comme l’a fait dans une déclaration officielle le Mercosur, le marché commun sud-américain désormais contrôlé par la droite au pouvoir au Brésil et en Argentine.

Des journalistes français ont cru pouvoir ironiser à propos des déclarations de l’ex-star argentine du football, Diego Maradona, s’affirmant prêt à aller combattre les armes à la main, comme un soldat parmi d’autres de l’armée bolivarienne. Ce faisant, ils n’ont pourtant montré (outre une évidente mentalité impérialiste) que leur profonde ignorance des réalités latino-américaines. Car en cas d’agression militaire US, ce ne sont pas quelques-uns mais des milliers, des dizaines de milliers de volontaires qui afflueraient de tous les pays du sous-continent. Le résultat ne serait pas seulement une guerre anti-impérialiste et civile au Venezuela, mais une déstabilisation voire un embrasement de toute la région.

Cela, bien des responsables politiques et économiques étatsuniens le savent, et c’est pourquoi une invasion militaire est hautement improbable. Comme mieux vaut prévenir que guérir, il reste toutefois indispensable de dénoncer ces menaces avec la plus grande force. Et si par extraordinaire une telle catastrophe advenait, tous les travailleurs, tous les peuples du monde devraient se tenir aux côtés du Venezuela et de son combat en défense de son indépendance.

Mais cela n’implique pas d’accorder quelque soutien que ce soit à Maduro et à sa politique. Combattre les agressions impérialistes n’oblige nullement à choisir, au Venezuela ou ailleurs, entre des camps bourgeois qui s’affrontent sur le dos des populations. Aujourd’hui (comme l’interview qui suit en rend compte), le gros de la classe ouvrière et des secteurs populaires s’abstient de prendre parti et reste l’arme au pied. Afin d’ouvrir une issue positive à la crise actuelle, il n’y aura cependant pas d’autre clé que leur organisation et leur intervention indépendantes.

 

Jean-Philippe Divès

  • 1. La Constitution de la Ve République vénézuélienne (1999) prévoit qu’à partir de la mi-mandat du président, un référendum pour décider s’il restera ou non en place doit être organisé lorsque 20 % des électeurs inscrits en font la demande.
  • 2. A titre de comparaison, il y en a autour de 500 en France, un pays qui compte deux fois plus d’habitants que le Venezuela.
  • 3. Comme par exemple Alejandro Velasco, dans l’interview dans le même numéro.