Publié le Vendredi 8 avril 2022 à 15h33.

Débat. « Cohérence et incohérence au sujet de la guerre en Ukraine »

Imaginons que les États-Unis envahissent le Venezuela, comme ils ont envisagé de le faire pendant un certain temps sous Donald Trump, et que la Russie décide de fournir au gouvernement vénézuélien de Nicolás Maduro des armes pour l’aider à combattre les envahisseurs. Les troupes américaines rencontrent une résistance farouche dans les barrios et les campagnes du Venezuela. Les négociations entre Washington et Caracas ont commencé en Colombie, tandis que Washington tente de forcer le gouvernement vénézuélien à capituler devant son diktat.

À moins de croire que la Russie n’est pas un pays impérialiste – ce qui implique que l’on ne souscrit pas à une analyse matérialiste, mais que l’on adhère à une définition politique de l’impérialisme selon laquelle seuls les « pays occidentaux » peuvent être impérialistes – la situation décrite ci-dessus serait clairement celle d’une guerre juste menée par le Venezuela contre une invasion impérialiste américaine, dans le contexte d’un conflit en cours entre l’impérialisme américain et l’impérialisme russe. La guerre juste du Venezuela serait donc en même temps une « guerre par procuration » entre deux puissances impérialistes, de la même manière que la plupart des conflits pendant la Guerre froide – comme la guerre de Corée ou la guerre du Vietnam – étaient des guerres de libération nationale en même temps que des « guerres par procuration » entre Washington et Moscou.

Quelle serait la bonne position des anti-impérialistes internationalistes ? À moins que vous ne soyez un pacifiste absolu adhérant au principe qui consiste à « tendre l’autre joue », vous devriez soutenir les livraisons d’armes à la résistance vénézuélienne pour lui permettre de défendre sa population et d’atteindre une position sur le terrain qui lui permette d’éviter la capitulation et de réduire le prix à payer dans les négociations. Si quelqu’un disait : « Nous soutenons la résistance vénézuélienne, mais nous nous opposons à la fois aux livraisons d’armes russes au gouvernement Maduro et à toute pression économique sur les États-Unis », cette attitude serait à juste titre considérée comme peu sérieuse.

C’est qu’une telle position reviendrait à proclamer le soutien aux Vénézuéliens tout en les privant des moyens de résister et en s’opposant à ce que des pressions économiques soient exercées sur leur agresseur. Au mieux, ce serait une position totalement incohérente. Au pire, une position hypocrite déguisant une indifférence au sort des Vénézuéliens – considérés comme des agneaux à sacrifier sur l’autel de l’anti-impérialisme (russe en l’occurrence) – derrière la prétention de leur souhaiter le succès dans leur juste résistance.

Les lectrices et lecteurs auront compris, bien sûr, que dans l’allégorie ci-dessus, le Venezuela représente l’Ukraine, et l’impérialisme américain son homologue russe. Cela nous ramène à la distinction essentielle entre une guerre directe entre pays impérialistes dans laquelle chaque camp tente de s’emparer d’une partie du monde, comme dans le cas le plus classique de la Première Guerre mondiale, et une invasion par une puissance impérialiste d’un pays non impérialiste, ce dernier étant soutenu par une autre puissance impérialiste qui l’utilise dans la rivalité inter-impérialiste.

Dans le premier cas, l’internationalisme ouvrier exige que les travailleurs et travailleuses, y compris celles et ceux qui sont sous l’uniforme (c’est-à-dire les soldats), s’opposent à la guerre des deux côtés, chaque groupe s’opposant à la guerre de son propre gouvernement, même si cela contribue à la défaite de ce dernier (c’est le sens du « défaitisme révolutionnaire »). Dans le second cas, le défaitisme révolutionnaire n’est requis que des travailleurs, travailleuses et soldats qui appartiennent au pays impérialiste agresseur, et d’une manière beaucoup plus active que de manière indirecte. Ils et elles doivent saboter la machine de guerre de leur pays. Par contre, les travailleurs et travailleuses de la nation opprimée ont le droit et le devoir de défendre leur pays et leurs familles et doivent être soutenus par les internationalistes du monde entier.

L’attitude consistant à exprimer sa désolation pour le sort des Ukrainien et Ukrainiennes et à prétendre s’en soucier en soutenant les négociations et la « paix » dans l’abstrait (quelle paix ?) est considérée à juste titre comme hypocrite par les socialistes ukrainien.ne.s. Le gouvernement ukrainien est activement engagé dans des négociations avec la partie russe depuis des semaines maintenant : celles-ci sont organisées par un pays membre de l’OTAN, la Turquie, et se tiennent sur son territoire. Elles sont pleinement soutenues par la plupart des gouvernements de l’OTAN, qui sont désireux de voir la guerre prendre fin avant que ses conséquences économiques mondiales ne deviennent irréversiblement catastrophiques. Ce n’est donc certainement pas comme si l’une des parties refusait de négocier. Or, il n’est pas nécessaire d’être un expert en histoire militaire pour comprendre que les négociations dépendent du rapport des forces obtenu sur le terrain. Les Chinois et les Vietnamiens ont une longue expérience à cet égard, résumée par le célèbre dicton maoïste : « Da Da Tan Tan » (Combattre, combattre, négocier, négocier).

Soutenir la position de l’Ukraine dans les négociations sur son propre territoire national exige de soutenir sa résistance et son droit d’acquérir les armes nécessaires à sa défense auprès de toute source possédant de telles armes et disposée à les lui fournir. Refuser à l’Ukraine le droit d’acquérir de telles armes revient à l’appeler à capituler. Face à un envahisseur massivement armé et très brutal, il s’agit en fait d’un défaitisme du mauvais côté, qui revient pratiquement à soutenir l’envahisseur.