Publié le Lundi 22 octobre 2018 à 15h49.

Entretien avec Dan La Botz : Où va la gauche aux États-Unis ?

Dan La Botz, universitaire et militant politique étatsunien, a publié le Nouveau populisme américain. Résistances et alternatives à Trump1. Il a bien voulu répondre aux questions de l’Anticapitaliste sur l’élection de Donald Trump, les résistances et les alternatives qui se développent aux USA (propos recueillis le 28 juin 2018 par Virginia de la Siega et Henri Wilno, actualisés, complétés et révisés par Dan La Botz). Commander sur le site de la librarie La Brèche.

Dans ton livre, tu soulignes que Donald Trump et Sanders sont les produits de la décomposition de l’idéologie qui a dominé les États-Unis depuis l’après-guerre.

Effectivement, tous les deux ont visé à apporter des réponses, différentes bien sûr, à deux questions. D’abord, l’effondrement du « rêve américain », de ce que l’on appelé l’« American way of life »  où se conjuguaient possibilités de réussite individuelle et capacités à « guider » le monde. Ensuite, les conséquences de la « Grande récession » qui a commencé en 2007 avec la hausse du chômage et la perte de leur maison par des millions de personnes. Certes, il y a eu depuis une certaine récupération économique mais beaucoup n’en ont pas profité. La fraction blanche de la classe ouvrière s’est sentie abandonnée par les grands partis. Les Noirs et les Latinos souffrent plus que les Blancs mais le sentiment de peur est plus fort chez les travailleurs blancs : ils ne veulent pas être déchus de leur statut.

Ce contexte explique dans les deux grands partis (Républicains et Démocrates) la remise en cause des candidats de l’« establishment ». Chez les Républicains, la victoire de Trump, un marginal par rapport aux cercles dominants de la bourgeoisie et par rapport aux appareils politiques. Quant aux Démocrates, si Hillary Clinton a en définitive gagné les primaires (avec la complicité de l’appareil du parti), elle a été sérieusement secouée par Sanders. 

 

Quel est le bilan de la première partie de la présidence Trump ?

Quand il a commencé, il n’avait pas vraiment d’équipe ; pour composer son cabinet, il a donc recouru à des membres de l’establishment, des personnes issues du monde des affaires et  des militaires ; il faut y ajouter les conseillers « alt-right » [« droite alternative », terme utilisée pour désigner l’extrême-droite américaine « modernisée » – NDT].  Au début, les rapports entre Trump et les dirigeants républicains du Congrès n’ont pas été simples, comme l’ont montré les débats sur la remise en cause de l’« Obamacare » [système basé sur l’assurance privée mis en place par Obama et élargissant l’accès au remboursement des soins – NDT]. Trump a ensuite remodelé son équipe et réussi à se raccommoder avec les membres du Congrès : la loi fiscale accordant des cadeaux aux capitalistes a ainsi été promulguée en décembre 2017. Il a aussi pris conscience que son statut de chef de l’État et de responsable de la sécurité nationale lui donnait le moyen de faire des décrets sans attendre l’aval des parlementaires. C’est ce qu’il a fait sur le droit d’asile et ce qu’il est en train de faire sur les droits de douane, notamment sur le commerce avec la Chine. La politique extérieure de Trump est une réaction au recul relatif des États-Unis, et elle est l’expression de l’évolution des positions d’une partie des cercles dirigeants américains.

Trump, devenu président, se met en scène, s’affiche avec des syndicalistes et se comporte en permanence comme s’il était en campagne électorale : ce n’est pas seulement les tweets ; il se met en scène et tient des meetings massifs. Sa base représente environ un tiers de la population. Enfin, Trump continue de ménager sa base la plus à droite, comme en témoigne sa réaction après le meurtre par un Blanc néo-nazi d’une contre-manifestante à Charlottesville en en août 2017 : les torts sont « des deux côtés », avait-il déclaré.

 

L’élection de Trump a provoqué d’importantes réactions et des manifestations ?

Effectivement, il y a d’abord eu une énorme mobilisation des femmes. Le 2 janvier 2017, deux millions de femmes ont défilé dans tout le pays ; ces manifestations ont été sans doute les plus grandes de l’histoire des États-Unis. Le « muslim ban » [décret de Trump suspendant l’admission des réfugiés aux USA et interdisant l’entrée sur le territoire de citoyens de plusieurs pays musulmans, même s’ils sont en possession de visas – NDT] a également suscité d’importantes réactions et des manifestations. Plus récemment, les mesures de séparation des enfants et des parents immigrés ont également suscité la révolte. La division entre la population noire et blanche reste la plus grande fracture de ce pays, et il y a inévitablement un lien entre les inégalités sociales et économiques et la répression policière. C’est dans ce contexte qu’est apparu en 2015 le mouvement « Black Lives Matter ». La décision de nombreux joueurs de la National Football League de refuser de se tenir debout pendant l’hymne national a suscité la fureur de Trump. Il faudrait aussi parler du mouvement « Me too », des jeunes mobilisés contre les armes à feu et du mouvement écologiste qui a une plus longue histoire. Enfin, l’anniversaire de Charlottesville a vu aussi des manifestations antifascistes.

Tous ces mouvements contestent d’une façon ou d’une autre Trump et sa politique. Mais ils ne sont pas vraiment organisés. Sur chacun de ces thèmes, beaucoup de militants et de groupes font un énorme et excellent travail au niveau local mais ils ne sont pas coordonnés, leur activité est parfois sporadique.

 

Et du côté politique ?

Le Parti démocrate est profondément divisé. La direction explique que les candidats issus de la gauche ne peuvent gagner. Bernie Sanders (qui est plus ambigu qu’avant vis-à-vis de l’appareil du parti) a sans doute comme projet d’être candidat en 2020, mais je pense que ses chances aux primaires ne sont pas évidentes : l’appareil démocrate choisira quelqu’un de plus présentable et de plus « progressiste » qu’Hillary Clinton. En fait il y a deux ou trois candidates possibles – Elizabeth Warren, Kamala Harris, et Kristin Gillibrand – qui sont moins âgées, plus « progressistes », et qui sont des femmes.  

Dans l’immédiat, les victoires aux primaires de candidatEs soutenus par les DSA [Democratic Socialists of America – voir ci-dessous] ou d’autres groupes progressistes comme Our Revolution de Sanders ont effrayé des dirigeants démocrates, même si comme dit le New York Times, « l’impact d’activistes [progressistes] sur les élections 2018 a été limité. Jusqu’ici environ un sixième seulement des candidats démocrates désignés pour le Congrès sont formellement affiliés à l’un ou l’autre des groupes rebelles importants.».  Mais la frange modérée des démocrates s’inquiète. Les modérés affirment que des candidats progressistes ne sauraient gagner que sur la Côte Est ou Ouest, mais qu’ils peineront à convaincre les électeurs et électrices du Mid-West ou du Sud. Les militants de Our Revolution, d’autres groupes progressistes et les socialistes des DSA soutiennent, a contrario, que ce n’est qu’en tirant le Parti démocrate à gauche que les démocrates peuvent emporter l’élection. Un sondage Gallup a affirmé que 57 % des démocrates voyaient le socialisme favorablement, alors que 47 % d’entre avaient une vision positive du capitalisme.

 

Que représente DSA ?

DSA (Democratic Socialists of America), dont je suis maintenant membre, compte désormais environ 40 000 membres (sur les quelque 50 000 que regroupe la gauche indépendante aux USA). DSA se situe dans la filiation historique de la IIe Internationale, et avait au départ comme projet de « révéler » la nature populaire et ouvrière du Parti démocrate. DSA n’est cependant pas lié organiquement au Parti démocrate. DSA a considérablement grossi depuis la campagne de Sanders, avec de nombreuses adhésions de jeunes. DSA est très hétérogène ; sur les 6000 adhérents New-yorkais, 10 % au plus sont des militants. Ce qui est important ce sont les groupes de travail autour de thèmes comme le logement. À New York, un groupe de ce type est composé de syndicalistes. Dans divers endroits, les DSA sont engagés dans la construction de mouvements syndicaux et sociaux, certains ont par exemple contribué à diriger les récentes grèves d’enseignantEs en Virginie.

Mais à l’approche des élections de novembre, les campagnes électorales ont occupé le gros de leurs débats et de leur pratique. Après la victoire aux primaires d’Alexandria Ocasio-Cortez, une Portoricaine de 28 ans, face à Joe Crowley, chef du groupe démocrate à la Chambre des représentants, 4000 nouveaux membres ont adhéré aux DSA. Pas étonnant que nombre de membres des DSA voient les campagnes du Parti démocrate comme voie privilégiée pour construire un large mouvement pour le socialisme et recruter.

Dans les DSA et la gauche, il y a un débat : quelLEs Démocrates soutenir ? Les seuls membres des DSA, ou les candidatEs qui se disent socialistes ? Ou des progressistes avec de bonnes plateformes électorales ? Prenons par exemple, le soutien par les DSA à Cynthia Nixon, actrice de 52 ans de Sex and the City, qui se présente aux primaires démocrates contre le gouverneur sortant de l’État de New York, Andrew Cuomo. Après la victoire d’Ocasio-Cortez, Nixon a dit dans une interview que même si elle n’y avait pas pensé avant, elle se rendait compte qu’elle avait des « valeurs socialistes ». Pourtant Nixon n’était guère même une progressiste. Elle a été un soutien d’Obama, de Hillary Clinton et du maire de New York Bill De Blasio. La direction des DSA dans la ville de New York a voté à 2 contre 1 le soutien à Nixon, la plupart de ses soutiens arguant qu’elle a pris des positions progressistes et que l’association des DSA à sa campagne conduirait à une expansion des mouvements de la gauche et des DSA. Les débats aux DSA sur quels Démocrates soutenir ont évincé de l’agenda, jusqu’à novembre au moins, toute discussion quant au soutien à des candidatures indépendantes, comme celle de Howie Hawkins, ouvertement socialiste et candidat vert au poste de gouverneur. L’heure est semble-t-il au pragmatisme…

 

Dans ce contexte, quelle stratégie pour la gauche ?

L’idée que la gauche doit s’attacher à réformer le Parti démocrate et tenter d’en prendre le contrôle a une longue histoire qui remonte aux années 1930. Divers groupes (PC américain, groupes maoïstes ou ex-trotskystes) s’y sont attelés, soutenant les candidats démocrates et tentant avec plus ou moins d’énergie de construire des mouvements sociaux. Cette stratégie a échoué : elle n’a pas contrecarré l’évolution du parti vers la droite, et a amené à la satellisation par les Démocrates de certains de ces groupes.

Nous avons aujourd’hui, pour la première fois depuis la fin des années 1940, lorsque le Parti communiste a dominé la gauche – alors avec 100 000 membres et un million dans sa périphérie – une petite organisation politique de masse à gauche. À l’heure actuelle, DSA soutient le travail à l’intérieur et à l’extérieur du Parti démocrate, dans le but de créer une force politique indépendante, mais il est trop tôt pour voir si cette stratégie portera ses fruits.

Comme je l’ai fait valoir en tant que délégué à la convention DSA et en tant que membre du comité directeur de la branche de New York, le plus grand danger pour DSA est d’être simplement une des organisations « progressistes » à gauche du Parti démocrate et, dès lors, de perdre son indépendance organisationnelle et politique. Les organisations « progressistes » sont nos concurrents idéologiques et organisationnels, et nous devons être en mesure d’expliquer pourquoi, en tant que socialistes, nous avons une stratégie et un programme différents et meilleurs.

Pour ce qui est de l’extrême gauche, pendant 50 ans nous avons tenté de construire des partis indépendants, et nous n’avons pas réussi à construire un parti de masse même si nous avons joué un rôle dans certaines luttes et dans le développement des mouvements sociaux et de la gauche syndicale. Il existe divers groupes, souvent sectaires. Ma tradition est celle du « socialisme par en bas », représentée à mon avis par deux organisations : Solidarity, dont je suis militant depuis 1985 (la double appartenance est possible), et ISO (International Socialist Organization), plus léniniste mais ouverte au débat stratégique actuel autour de DSA.

Le paysage politique ne changera pas fondamentalement tant qu’il n’y aura pas de grands affrontements de classe. Mais pour construire les mouvements sociaux et un nouveau syndicalisme, le rôle des militants politiques socialistes est essentiel. Aujourd’hui, nous agissons pour organiser le mouvement syndical et les mouvements sociaux dans la résistance à Trump, aux Républicains et aux Démocrates néolibéraux, mais nous le faisons en agissant pour construire un mouvement révolutionnaire pour le socialisme.

  • 1. Le Nouveau populisme américain. Résistances et alternatives à Trump, Syllepses, 2018, 288 pages, 20 euros.