Publié le Mardi 13 septembre 2016 à 11h26.

Italie : La nature ambiguë du Mouvement 5 Etoiles

Le Mouvement 5 Etoiles a été fondé en septembre 2009 par le comique Beppe Grillo. Où en est cet « OVNI » politique qui, sur fond de recul important des luttes et de la conscience des classes populaires, capte une large partie de cet électorat ?

La victoire du Mouvement 5 Etoiles (M5S d’après ses initiales en italien) et de ses jeunes candidates Virginia Raggi et Chiara Appendino, aux élections municipales de Juin 2016 dans deux villes symboles de l’Italie (la capitale, Rome et la principale ville industrielle du pays, Turin), a ravivé beaucoup de questions sur le rôle politique et la nature du groupe fondé par le comédien Beppe Grillo.

 

Les fondateurs et les dynamiques électorales

Les premières étapes pour construire les « Amis de Beppe Grillo » datent de 2005-2006, mais ce sont les deux jours de mobilisation du « Vaffanculo Day » (la journée du « va te faire foutre » !), en 2007 et 2008 contre la caste politique, qui ont créé les conditions pour la fondation en septembre 2009 du Mouvement 5 Etoiles.

Les premiers tests électoraux aux élections locales ont été modestes et il a fallu attendre 2012 pour que le M5S obtienne ses premiers résultats significatifs dans certaines villes, parmi lesquelles Gênes et en particulier Parme, où le M5S a remporté la mairie de cette capitale de province. Cela a été le point de départ pour un grand succès aux élections générales de 2013, où le M5S est devenu le premier parti avec 8 691 106 voix, 25,56 %, contre 25,42 % au Parti démocrate (PD). Ce dernier a cependant obtenu 29,18 % des voix avec ses alliés, ce qui lui a permis de bénéficier de la prime majoritaire pour la Chambre des députés.

Lors des élections européennes de 2014, le M5S a fait un score de 21,16 %, face au résultat exceptionnel du PD (40,81 %) et à Forza Italia de Berlusconi en forte baisse (16,81 %). En 2016 sont donc arrivées les victoires à Rome et à Turin, les résultats du M5S étant plus contenus à Milan et Bologne, et surtout à Naples où le maire sortant, Luigi De Magistris, a été réélu à la tête d’une coalition citoyenne et de gauche.

Des sondages récents indiquent, en cas d’élections parlementaires, des intentions de vote à peu près égales (autour de 30 %) pour le PD et le M5S, ainsi que pour une liste unitaire de la droite.

Deux hommes ont construit et défini le projet politique du M5S. D’abord, le showman, Beppe Grillo, connu pour ses tirades contre la caste politique, la corruption et la destruction de l’environnement, et capable d’une grande emprise sur un large public. Mais aussi le chef d’entreprise Gianroberto Casaleggio, propriétaire d’une grande société, Casaleggio Associati, spécialisée dans la communication et le marketing, ce qui a permis la formation d’une organisation centralisée et contrôlée  grâce à un réseau internet. Le M5S est une force politique très verticale, avec un rôle dominant des deux leaders. La mort récente de Casaleggio n’a pas changé cette configuration car le rôle du père a été repris par son fils, qui gère aujourd’hui la société. Cependant, le développement du mouvement et sa présence dans les institutions ont accru le poids des dirigeants des groupes parlementaires à la Chambre et au sénat. Au niveau national a été formé un comité directeur de cinq personnes, mais Grillo se réserve toujours le dernier mot .

 

Nature et caractéristiques du M5S

Quelles sont les caractéristiques de ce mouvement ? En utilisant une vieille terminologie marxiste, nous dirions que c’est un mouvement petit-bourgeois par la composition de son groupe dirigeant, son programme politique et ses objectifs : démocratiser et rationaliser la société et le fonctionnement des institutions, porter des coups à la corruption et aux privilèges, imposer la transparence des actes publics et le contrôle des citoyens via le web. Le système capitaliste n’est en rien remis en cause, seuls sont contestés ses excès et la corruption de ses gestionnaires politiques. Le M5S ne mène donc pas de véritables campagnes contre les politiques économiques libérales dominantes ou contre l’austérité capitaliste. Son principal slogan est la revendication de l’honnêteté et son thème politique central est la lutte contre les privilèges de la classe politique ; le mouvement se présente comme le « purificateur » et le « sauveur » de la société.

Le M5S prétend donc n’être ni de droite ni de gauche, non seulement parce qu’il le pense, mais aussi parce qu’il utilise consciemment un mélange de langages, messages et propositions concrètes qui lui permettent de s’attirer des sympathies de droite comme de gauche. Sur certains terrains, l’environnement, les transports, les droits civils ou l’énergie, il porte un discours de gauche et les  militants du M5S participent activement aux mobilisations sur ces questions. Sur d’autres terrains, les migrants, les droits des salariés du secteur public ou le rôle des syndicats, ce sont généralement les thématiques de droite qui sont reprises. Longue est la liste des déclarations aux accents clairement xénophobes de certains de ses dirigeants ou militants, destinées à recueillir le soutien de secteurs populaires dépolitisés ou situés à droite.

L’habileté du groupe dirigeant est justement d’avoir su construire une image ambiguë, mais crédible. L’opération a été possible parce qu’elle correspond à une très forte chute de la conscience de classe des travailleurs, ainsi qu’au niveau moyen de conscience politique de larges couches populaires qui ne supportent plus leur situation et veulent un changement. Ces dernières, faute d’une organisation de classe et de réponses collectives, pensent trouver une réponse dans les positions “anti-caste” du M5S.

La croissance rapide de ce mouvement ne peut pas s’expliquer si l’on ne prend pas en considération ce qui s’est produit dans la première décennie de ce siècle : les grandes luttes des travailleurs et des mouvements sociaux, leurs défaites désastreuses, l’échec du gouvernement Prodi de centre-gauche (2006-2008) et celui du Parti de la Refondation communiste. Tous ces événements ont entrainé une profonde désillusion et la démoralisation de larges secteurs de la classe ouvrière, avec un effondrement de la conscience de classe même dans ses formes les plus élémentaires. La crise économique de 2008 et les politiques d’austérité destructrices ont porté ces phénomènes à l’extrême : la classe ouvrière n’est plus un sujet politique.

 

Le programme du mouvement de Grillo

Le M5S a critiqué certaines décisions de politique étrangère et d’intervention militaire des gouvernements successifs, mais il ne remet pas en cause le rôle de l’Italie comme puissance capitaliste et impérialiste. Pour ce qui est de l’Union européenne, il a pris des positions contradictoires en fonction des circonstances, oscillant entre la  sortie de l’euro et  d’autres propositions beaucoup plus modérées. L’adhésion des députés européens du M5S au même groupe du parlement européen que l’UKIP de Nigel Farage exprime toutes les ambiguïtés de Grillo, tout en ne signifiant pas une adoption des choix politiques du parti britannique d’extrême droite.

Le M5S est une force très institutionnelle ; il mène des batailles démocratiques au parlement et s’oppose aujourd’hui au projet de Renzi de réforme de la constitution italienne de 1948. Mais il ne cherche pas à faire converger cette action avec une mobilisation démocratique de masse, et encore moins avec des initiatives du mouvement ouvrier. Il ne se préoccupe pas non plus d’élaborer un véritable programme  sur les questions du travail et de la précarité pour faire face aux conditions dramatiques dans lesquelles vivent les classes populaires après des années d’austérité.

Le mouvement de Grillo propose comme objectif central l’introduction d’allégements fiscaux supplémentaires pour les petites et moyennes entreprises, considérées comme la pièce maîtresse du développement, et un incertain revenu de citoyenneté pour ceux qui restent sans travail (en fait, une forme de charité). Ne figurent dans son programme ni la remise en cause des dogmes du capitalisme libéral, ni la nécessité d’une nouvelle intervention publique forte dans l’économie, ni la  réduction générale du temps de travail, ni la défense des conventions collectives de travail. Rien d’étonnant, étant donné sa nature interclassiste.

Ses dirigeants, issus de la petite bourgeoisie, exercent divers types de métiers dont des professions libérales. Les militants de base viennent de divers horizons, ce sont des hommes et des femmes qui exercent un travail soit indépendant, soit salarié, plutôt de nature intellectuelle, mais pas seulement. Une partie d’entre eux sont précaires.

Beaucoup moins présents sont les militants issus de l’industrie et de la classe ouvrière « traditionnelle ». Par contre, nombreux sont les travailleuses et travailleurs des secteurs privé et public (avec parmi eux des délégués syndicaux de base) qui votent pour les candidats du M5S. Les récentes élections municipales ont montré la capacité du mouvement de Grillo à capter des votes significatifs de secteurs pauvres et marginalisés, désespérés de trouver une alternative à la situation dans laquelle ils se trouvent.

 

Structure interne et rapports avec les autres forces

La structure interne a été construite pour assurer le plein contrôle des deux principaux dirigeants sur l’ensemble de l’organisation. Les décisions sont prises en ligne rapidement par un vote des membres -peut-être pilotés- et sans véritable débat public. Et cela se passe de la même façon pour l’expulsion des membres considérés comme n’étant  pas en conformité avec les bases de l’organisation ou tout simplement pas alignés sur les positions officielles. La structure de base du M5S est celle des « meet-up » (rencontres électroniques, initiées par en haut à partir du réseau du mouvement), rares sont les réunions physiques directes. Celles-ci ont cependant montré leur importance dans les périodes de campagne électorale.

Le fonctionnement interne du M5S est donc très discutable d’un point de vue démocratique. Par ailleurs, il fait preuve d’un comportement fondamentalement sectaire envers les autres forces politiques. Pour les membres du M5S, seul leur mouvement existe : toutes les autres forces font partie de l’ancien système à régénérer et appartiennent à un monde extérieur « impur ». Le M5S préconise la participation des citoyens, mais seulement dans le cadre de ses méthodes et s’ils assimilent les formes sous lesquelles le mouvement exerce ses activités. Il ne pense pas que cette participation puisse être structurée dans le sens d’une construction sociale autonome et se méfie des structures indépendantes de ses propres initiatives.

Le gouvernement de villes comme Rome et Turin expose aujourd’hui le M5S à une forte offensive de ses adversaires politiques, comme à d’énormes problèmes politiques et administratifs. Il sera important de suivre les dynamiques qui se produiront.

Le succès du mouvement de Grillo, qui amène certains secteurs à nourrir envers lui des illusions déplacées, met en évidence la défaite et la crise de la gauche dans notre pays. Mais il n’est pas dans la nature du M5S de travailler pour faire surgir le mouvement social de masse indispensable afin de contrer les politiques des patrons et des gouvernements qui les représentent. Comme ils l’ont fait jusqu’à présent, les « grillistes » chercheront à récolter au plan électoral les bénéfices du mécontentement de la population, en dénonçant quelques-uns, mais seulement quelques-uns, des méfaits du gouvernement sans remettre en cause le marché et les règles du capital.

Il n’y a pas de raccourcis dans la tâche de reconstruction d’un mouvement de masse des travailleurs et une organisation de classe anticapitaliste. Le phénomène M5S ne fait que le confirmer. 

 

Franco Turigliatto 

Franco Turigliatto appartient à la direction de l’organisation italienne Sinistra Anticapitalista. Le texte a été traduit par Henri Wilno.