Publié le Jeudi 21 mai 2020 à 17h59.

« Mayotte est un véritable désert médical, l’accès aux soins y est toujours compliqué »

Daniel Gros est retraité de l’Éducation nationale, ancien CPE du lycée de Mamoudzou où il vit toujours dans le quartier de Boboka.Présent à Mayotte depuis 2012, il s’investit notamment dans la scolarisation des jeunes vivant sur l’Ile. Il est l’auteur de plusieurs articles sur la situation à Mayotte sur le club de Mediapart et à travers lequel il donne la parole aux habitants avec des chroniques sociales1. Il est également l’auteur de l’article « Privés d’école » dans la revue Plein-droit numéro 120, GISTI, « Mayotte à la dérive » mars 2019. Il a accepté de répondre à nos questions sur la situation actuelle. Il a accepté de répondre à nos questions sur la situation actuelle.

L’immigration clandestine est souvent pointée du doigt à Mayotte, est-ce que tu pourrais expliquer les différents statuts de la population qui vit sur l’Ile ?

Depuis le processus mondial de décolonisation qui a abouti à l’indépendance des Comores en 1975, Mayotte se singularise par son maintien dans la France. Paris a considéré que les suffrages exprimés dans la seule île refusant l’indépendance avec 64% des voix [lors du référendum de 1974] lui permettait de maintenir Mayotte dans le giron de la France, contre les lois internationales. 20 ans plus tard, c’est le visa Balladur de 1995, qui soumet à visa toute entrée à Mayotte et à titre de circulation toutes les personnes qui y vivent mais qui sont nées dans une autre île de l’archipel. Il va de soi que depuis cette décision, la part des étrangers à Mayotte est considérable. Il semble bien que la notion d’étranger subit sur ce territoire national une distorsion qui est cause de grandes souffrances. Elle permet aux autorités de mener une politique anti-migratoire particulièrement brutale et, sauf exception illégale, appliquée du reste sur l’ensemble du territoire national.

Ta question concerne les statuts de la population qui vit sur l’île. Tout dépend de la façon dont on considère la présence française. Si on ne la conteste pas, il faut appliquer les catégories nationales : de la sorte la moitié de la population est composée d’étrangers. Mais ces étrangers ont des relations familiales et amicales à Mayotte, nombreux sont ceux qui y vivent depuis leur enfance, quelques-uns y sont nés mais n’ont jamais pu acquérir la nationalité pour des raisons stupides liées à la tenue de l’état civil : les actes de naissances sont mal tenus et truffés de fautes. Certains ne l’ont jamais souhaité. La distinction d’avec les habitants des îles voisines est artificielle. Les gens partagent la langue, la religion, la culture, les traditions, bref tout ce qui constitue un peuple. 

Si l’on considère que Mayotte est réellement française et a vocation à le rester, seules les personnes nées sur l’île sont réputées de nationalité française. En fait la France fait face à un défi : pour valider la légitimité de sa souveraineté sur Mayotte, elle est menée à discriminer entre les Français et les Comoriens ; à procéder à des transferts de population ; à épurer l’île de la présence des Comoriens. Ainsi s’organise un ballet entre les reconduites à la frontière, avec un objectif de 30 000 par an pour une population de 270 000 personnes, et les retours périlleux et nécessaires en kwassa-kwassa. 

Outre les habitants historiques de Mayotte que je viens d’évoquer, il y a la présence de fonctionnaires métropolitains qui n’ont pas vocation à y rester et font des séjours relativement courts, en général quatre années. 

Quelle était la situation économique et sociale à Mayotte avant la pandémie ? (En matière d’emploi, de dépendance de l’économie informelle, de logement…)

Mayotte est une île qui subit une misère endémique. La population qui vit sous le seuil de pauvreté atteint 84%. Il reste 16% de privilégiés. La moitié de la population, celle qui est considérée comme étrangère, n’a pas accès aux différentes prestations prévues dans le droit social national. Cette mise à l’écart n’a pas d’autre raison que de réduire l’attractivité de Mayotte en vue d’éviter ce que les politiques nomment « appel d’air. » C’est une notion imbécile que personne ne n’est risqué à développer. Il suffit de souligner la contradiction entre une volonté nationale de rayonnement et de grandeur d’un côté et, de l’autre, le maintien d’une population dans la pauvreté et une grande souffrance pour réduire son attrait.

Par contre il demeure important pour l’État de conserver une certaine attractivité au territoire pour donner envie à ses fonctionnaires d’y venir : il est donc versé une indemnité d’éloignement géographique qui, avec l’indexation de 40%, double la rémunération par rapport à un agent resté en métropole. L’indexation de 40% est également versée aux fonctionnaires territoriaux car il importe de les inciter à rester sur place. Puisque la population mahoraise est devenue française, elle peut être tentée par une installation en métropole où les conditions de vie sont réellement meilleures.

Ainsi à Mayotte, un agent de l’État ou des collectivités locales touchera 140 euros quand son homologue en métropole en touchera 100. Il va de soi que l’ensemble de l’économie locale s’organise autour de cette indexation : les entrepreneurs et les commerces cherchent à récupérer leur part de cette manne. Ainsi le coût de la vie à Mayotte est supérieur de 42% par rapport à celui observé en métropole. Si l’ensemble de l’économie locale s’équilibrait autour de cette donnée, tout avantage disparaitrait. Aussi le salaire minimum est-il inférieur de 30% à celui de la métropole. On peut dire alors que l’éventail des revenus, à compétence égale, pour un salaire de 100 euros en métropole, ira de 70 euros dans le privé à 140 euros dans le public, du simple au double !

Autre chose : les prestations sociales à Mayotte sont minorées par rapport à celles versées en métropole. Bref l’État s’investit très peu.

On peut dire qu’il y a volonté politique de maintenir le territoire dans la pauvreté. Il faut toujours garder à l’esprit que la moitié de la population à Mayotte n’a droit à rien. La population titulaire d’une carte de séjour accède difficilement à l’emploi pour deux raisons principales : le taux de chômage dépasse les 30% de la population en âge de travailler, et encore faut-il avoir accès à Pôle emploi, or les quelque 20% des étrangers qui n’ont pas régularisé leur situation en sont donc exclus ; à quoi s’ajoutent les éternelles tracasseries de l’administration dans les renouvellements de cartes de séjour, toutes les cartes de séjour sauf exception sont soumises à renouvellement annuel et ne facilitent pas l’accès à l’emploi, ni à l’accès à ses droits sociaux en général.

Aussi se développe-t-il une économie parallèle dite informelle ou illégale, qui assure la survie des plus pauvres. Et qui sont nombreux si l’on tient compte du fait que le revenu médian tourne autour de 380 euros mensuels. L’économie informelle touche l’ensemble des activités : employés dont les employeurs déclarent partiellement le temps de travail ; employées de maison au noir ; le secteur de la construction est également un grand pourvoyeur d’emplois dissimulés. Qui dans ces conditions a intérêt à déclarer ses activités d’employeur ? 

Il y a l’économie informelle visible : celle des vendeurs à la sauvette, des femmes au bord des routes qui vendent des produits du jardin, rejoint par les demandeurs d’asile qui cherchent à écouler des oignons ou de la bibeloterie, car cette catégorie spécifique d’exilés ne reçoit aucune aide de l’État à part une aide de quelques dizaines d’euros, 35 euros mensuels si je ne me trompe. Mais malgré tous les discours que l’on entend sur le drame de cette population privée de revenu, ce type de travail peu rémunérateur est poursuivi par la police municipale qui, en permanence, tourne autour des lieux de vente, principalement autour du marché de Mamoudzou, met en fuite tous ces gens au risque d’accidents dont j’ai été témoin à plusieurs reprises, confisque la marchandise sans autre forme de procès. Les vendeurs et vendeuses du marché couvert, le marché officiel et légal, relèvent pour la plupart de l’économie informelle, même s’ils ou elles paient une taxe de 60 euros par mois pour la place. 

L’économie informelle s’observe également dans le secteur du logement. Les Mahorais mettent en location les pièces non finies de leur maison en construction. Pièces non carrelées, aux murs de parpaings bruts souvent sans fenêtre, à la porte d’entrée en tôle où s’entassent des familles contre un loyer variant selon les localités, ville ou brousse, mais atteignant 150 euros dans le secteur de Mamoudzou. Cela bien évidemment sans bail et sans adresse. La vie des familles se trouvant compliquée puisqu’il leur faut trouver un pourvoyeur d’adresse souvent contre rémunération pour accéder aux administrations.

En plus l’économie informelle est faite d’exploitation des plus faibles, allant jusqu’à l’escroquerie dans le partage des factures d’eau et l’électricité. Mais c’est une longue histoire.

Et depuis le confinement ?

Comme partout dans le monde, la pandémie a surligné tous les effets de la pauvreté. La vie y est simplement plus dure. L’accès à l’eau ne pose pas de problème supplémentaire à la population qui vit dans des conditions extrêmes. Cela ne pose un problème qu’à l’État qui se trouve en totale contradiction puisqu’il préconise (et oblige à) un lavage des mains réguliers alors qu’il n’ignore pas que près de la moitié de la population de l’île, celle qui habite dans les quartiers en lisière entre ville et campagne, n’a pas d’accès à l’eau et que, de surcroît, les fontaines auxquelles elle vient s’approvisionner en eau sont éloignées et payantes (ce sont les fontaines monétiques que les gens qui y tirent l’eau appellent le « tuyau à carte »). Quelques aménagements dérisoires ont bien été installés, par exemple une rampe de robinets sur le chemin de la Convalescence, la seule rampe donc j’ai connaissance sur le secteur Grand Mamoudzou. Ces robinets sont ouverts de 8 heures à 16 heures sauf le samedi et le dimanche, jours traditionnels de la lessive.

L’accès à la nourriture, chaque jour le problème essentiel de ces familles, est bien évidemment aggravé, sans être nouveau. Tout est toujours très compliqué. Les souffrances des gens sont terrifiantes, à chaque rencontre, on se sent en situation de non-assistance à personne en danger. Les mamans n’ont pas la moindre nourriture pour leur bébé, les enfants pleurent, ils ne comprennent pas les terribles privations qui leur sont infligées.

En temps normal, durant l’année scolaire les enfants bénéficient d’une collation servie à l’école, pour ceux qui y ont accès, et au collège et dans les lycées. Mais il ne faut pas oublier, ce que les médias ne mentionnent jamais, que ces collations et repas sont payant, que les familles doivent acquitter une somme forfaitaire annuelle de 34 euros, que cette somme donne droit à cette nourriture de laquelle le temps de confinement et la fermeture des classes les privent. Autre chose, à ce sujet, de nombreuses familles ne trouvent pas la somme pour payer cette collation et de nombreux enfants parmi les plus miséreux ne reçoivent rien de l’école. Il ne faut pas s’imaginer ce que sous-entendent tous les propos lénifiants sur la situation des plus pauvres, que le service de collation des écoles est un service public. Beaucoup d’enfants n’y ont pas droit. Ces enfants, tout le monde peut les voir fouiller les poubelles au bord des routes, principalement dans les secteurs urbains habités par les fonctionnaires métropolitains. Ou pire, mendier à la sortie des magasins fréquentés par cette même population. 

Quelles aides ont été mises en place ?

Des aides dérisoires. La préfecture a commandité les associations locales dont l’aide alimentaire ne figure pas dans leur statut et qui, de toute façon, n’ont pas la dimension pour mener à bien cette activité. On peut s’étonner que la Croix-Rouge, la seule qui aurait l’expertise de ce problème, n’ait même pas été chargée de la maitrise de l’opération. Sauf exception, la population étrangère qui, comme la presse l’annonce sans fin comme une carte de visite de Mayotte, compose presque la moitié de la population totale, n’a pas été approchée, sauf exception. Et dans les bidonvilles, il est inutile de préciser que la population est totalement abandonnée. Le pire c’est qu’aucune volonté politique explicite n’est nécessaire, la structure très inégalitaire de la société mahoraise encourage le délaissement des populations pauvres. Il faudrait au contraire une volonté politique affirmée de soutien aux populations avec des moyens de l’État considérables pour contrarier les effets de structure. Ce qui n’est pas le cas. Les autorités sont exercées à poursuivre, harceler ces gens et n’ont aucune inclination à les aider. Il faut arrêter de se faire des illusions. L’État ne s’est jamais occupé de la moitié de la population, celle qui est dite « étrangère » (et encore je suis généreux, c’est de toute la population dont il s’agit vu le traitement défavorable dont l’île est soumise dans l’accès aux droits sociaux.) Mais certains Mahorais sont eux-mêmes responsables en partie quand ils désignent les étrangers comme les auteurs de leur misère. Ils donnent quitus aux autorités de la situation dégradée dans laquelle ces mêmes autorités les maintiennent. Car les autorités n’ont aucun intérêt au soutien humanitaire des populations étrangères.

Quel est l’état des infrastructures sanitaires ?

Des informations précises existent dans la presse, vos lecteurs peuvent s’y référer2. Je veux bien parler en revanche de l’accès des populations à ces infrastructures. Souvent, les Mahorais se plaignent que l’hôpital de Mayotte serait devenu un hôpital comorien et que, de fait, ils n’y auraient plus accès. Je pense qu’il s’agit d’un mauvais procès car tous ceux qui bénéficient de la sécurité sociale et de la complémentaire préfèrent pour leur compte consulter un médecin dans un cabinet privé. Le problème bien sûr est que Mayotte est un véritable désert médical et que l’accès aux soins est toujours compliqué. 

Depuis le mois de décembre dernier, la population fait face à une épidémie de dengue particulièrement sévère, à laquelle s’est ajoutée la pandémie du Covid-19. Je pense que l’administration de l’hôpital a commencé à s’inquiéter sérieusement sur ses propres capacités de venir à bout de ces deux problèmes. Il reste que la dengue n’a plus été traitée ni suivie par l’hôpital. Seuls les malades consultant les cabinets privés ont pu trouver un soulagement. La dengue s’est répandue dans les bidonvilles et les malades ont vite renoncé à se rendre à l’hôpital pour deux raisons : d’abord a couru l’information que l’hôpital ne recevait plus les malades atteints de la dengue. Ce qui est vrai. La seconde raison est que le confinement privant de ressources les populations, les plus précaires et non couvertes par la sécurité sociale ne se permettaient pas de dépenser la somme forfaitaire de 10 euros exigée pour l’accès aux soins dont ils avaient cruellement besoin pour des dépenses vitales.   

Quelles sont les perspectives sanitaires dans les semaines à venir ?

Aucune idée. Je sais simplement que les difficultés sont telles parmi la population pauvre et délaissée par l’État que la réalité de la pandémie n’a pas imprégné les esprits. Dans les quartiers pauvres où j’ai mes habitudes, et dans celui où j’habite, les règles de confinement ne peuvent pas être suivies, non par mauvaise volonté, mais c’est tout simplement impossible. Ils ont bien essayé au début, consciencieusement et avec une réelle peur de la contamination. Mais cela a trop duré. Les gens en viennent à exprimer que le virus est encore une chose inventée pour leur pourrir la vie encore plus. Il y a deux sociétés à Mayotte, celle dont l’État fait mine de s’occuper modérément, en gros la population de nationalité française ; et la population rejetée, celle dont seul le bureau des étrangers de la préfecture a connaissance et dont les interpellations et expulsions recommenceront sans relâche dès la réouverture des frontières. Il ne faut pas se faire d’illusion. Idem pour les retours meurtriers en kwassa-kwassa depuis Anjouan…