Publié le Lundi 7 octobre 2013 à 14h56.

Révolution ou coup d’Etat militaire ?

Les Socialistes révolutionnaires  sont la principale organisation de la gauche marxiste révolutionnaire en Egypte. Ils ont publié le 15 août une « lettre » à leurs partisans, qui constitue aussi un document d’analyse et d’orientation dans la nouvelle situation créée par la chute de Morsi, la mise en place du nouveau gouvernement contrôlé par l’armée et sa très violente répression des Frères musulmans. Nous en reproduisons ici de larges extraits1.

Après que des millions de personnes se sont emparées de la rue pour renverser Mohamed Morsi, puis qu’Al-Sissi a annoncé sa destitution, un large débat s’est engagé sur la caractérisation de ces événements : est-ce une révolution de masse, ou bien un coup d’Etat a-t-il renversé le président pour instaurer une dictature militaire ? La réponse à la question « révolution ou coup d’Etat » est cruciale pour élaborer une stratégie dans les mois et peut-être les années à venir de la révolution égyptienne. 

Ne pas ignorer les masses

Quiconque ignore l’intervention du gigantesque mouvement de masse qui a lancé une nouvelle vague de la révolution égyptienne, s’interdit de traiter de ses contradictions inhérentes, donc des nouveaux défis qu’elle doit relever, ainsi que des opportunités que recèle le futur. Sans surprise, les révolutionnaires qui ignorent la valeur de l’intervention des masses – ou pour le moins les considèrent comme un simple objet dans le jeu de la contre-révolution – éprouvent aujourd’hui une profonde frustration en raison de ce qu’ils appellent une « retraite » ou une « fin » de la révolution égyptienne et des possibilités qu’elle ouvrait.

Mais ils ne sont pas les seuls à écarter le rôle de l’intervention directe des masses dans la chute de Morsi (et avec celle-ci la remise en cause de la légitimité des urnes). Presque toutes les forces aujourd’hui actives dans le champ politique, y compris au plan international, ignorent le rôle des masses. A l’exception de l’institution militaire, qui précédemment s’était brûlée au feu du mouvement de masse et ne peut donc l’ignorer ou le négliger. Ce sont au contraire les aspirations et actions du mouvement de masse  qui ont été le facteur déterminant pour la politique et l’intervention de l’armée.

L’institution militaire est le principal pilier de la classe dirigeante, du régime et de l’Etat. Elle est le fer de lance d’une contre-révolution qui s’impose au mouvement de masse comme un fait accompli, même si elle panique devant ses possibilités de développement et tentera par tous les moyens soit de le contenir dans un cadre qui ne menace pas ses intérêts de classe, soit de le réprimer directement comme elle l’a déjà fait dans le passé.

L’armée veut assurément contenir le gigantesque mouvement de masse qui a exigé le départ de Morsi dans les limites qu’elle fixe et les mesures qu’elle-même décide. Elle veut l’empêcher de déborder du cadre du renversement de Morsi et de devenir une menace plus profonde pour le  régime dans son ensemble. L’objectif principal des militaires était de renvoyer chez eux, le plus vite possible, les millions qui ont envahi et contrôlé les rues, en limitant leur mouvement à la destitution de la tête du régime […]

L’échec de Morsi et le choix de l’armée

Après son accession l’an dernier au pouvoir, avec la bénédiction des Etats-Unis, de l’institution militaire et d’une grande partie du patronat, Mohamed Morsi avait échoué à atteindre l’objectif de la classe dirigeante : faire avorter la révolution égyptienne. Ayant fait sien le projet néolibéral et s’étant aligné sur les intérêts du patronat, Morsi représentait alors la meilleure option pour la classe dominante. Il n’avait eu aucun scrupule à s’allier avec les Etats-Unis et prenait soin de ne contrarier en rien l’Etat sioniste […]

Mais le plus important est qu’il s’appuyait sur la plus grande organisation de masse en Egypte, active sur le terrain à travers des centaines de milliers de membres, sympathisants et partisans. Elle devait donc être en capacité de contrôler la colère populaire, d’imposer aux masses le projet néolibéral et les plans d’austérité brutaux qui l’accompagnent, en préservant la classe dirigeante du danger d’un soulèvement de masse – ou du moins en atténuant ses effets.

Mais la crise économique et le fait que Morsi ait failli à satisfaire les revendications et objectifs de la révolution (ou plutôt, qu’il s’y soit ouvertement affronté), ont provoqué à l’inverse une chute de sa popularité et de celle de son organisation, avec pour résultat que la classe dirigeante et ses institutions ne pouvaient compter sur eux face aux masses.

Lorsqu’il est apparu clairement que la colère populaire s’était développée à un point tel que Morsi pouvait être renversé par la rue, il devint nécessaire que l’institution la plus puissante et la plus cohérente de la classe dirigeante – l’armée – intervienne rapidement pour contenir cette colère en satisfaisant la revendication des masses. Il était devenu nécessaire de se débarrasser d’un pari qui avait été fait sur la direction du régime mais s’était avéré perdant, pour réorganiser et réunifier la classe dominante autour de nouveaux dirigeants qui, en outre, apparaîtraient comme des héros faisant cause commune avec le peuple.

L’armée était vraiment prise entre deux feux. D’un côté, le mouvement de masse qui risquait de rompre toutes les barrières si Morsi restait au pouvoir. De l’autre, les Frères musulmans et les islamistes qui descendaient eux aussi dans la rue – avec l’ouverture de fronts complexes dans le Sinaï et à un degré moindre dans certaines régions de Haute-Egypte. Sans oublier les différends avec l’administration US sur ce qu’elle appelle la menace contre « le processus démocratique ».

L’armée a choisi d’éviter le feu du mouvement populaire, malgré les conséquences. Elle a décidé de chasser Morsi pour contenir et stopper le mouvement des masses, donc de s’affronter aux Frères musulmans qui étaient jugés moins menaçants. Quant à l’administration US et dans une moindre mesure l’Union européenne, elles ont avec l’armée égyptienne des relations stratégiques de long terme qui seraient capables d’absorber les tensions causées par le renversement de Morsi […]

Afin de compléter le travail de contention du mouvement de masse, l’institution militaire a désigné un président intérimaire et un nouveau gouvernement ayant une façade civile. Son but est de préserver d’abord tous ses pouvoirs et privilèges, mais aussi ses capacités d’action pour une répression violente si cela s’avérait nécessaire. En second lieu, elle entend parfaire le projet de contre-révolution au plan politique comme économique. Les militaires n’ont nulle intention de se retirer du pouvoir. Bien que l’armée s’abrite derrière la façade civile du nouveau gouvernement, elle continue à décider de tout, comme pendant l’année et demie de règne du Conseil militaire du maréchal Tantawi et du général Anan.

Un projet contre-révolutionnaire

Nous avons donc assisté à l’immense vague de mobilisation du 30 juin et des jours qui ont suivi, puis avons vu les militaires, après le 3 juillet, chevaucher la révolution afin d’empêcher ses nouveaux développements. Le mouvement de masse pouvait en effet acquérir des dimensions plus larges et radicales, surtout avec le début de grèves dans les transports, les chemins de fer, à Mahalla, dans les services ministériels et en bien d’autres endroits. Nous assistons aussi, après le renversement des Frères musulmans, au retour en force de la classe dirigeante avec ses symboles militaires et ses vieux leaders. Il s’agit pour les militaires d’imposer la contre-révolution que Morsi n’a pas pu accomplir. C’est-à-dire faire avorter la révolution et un mouvement de masse qui a amassé beaucoup de confiance en ses propres forces. Il nous faut nécessairement travailler avec et dans ce mouvement, avec toutes ses contradictions, et exploiter ses potentialités afin de préparer les prochaines vagues de la révolution.

De ce point de vue, le 11 février 2011 [jour du renversement de Moubarak] n’est pas vraiment comparable au 3 juillet 2013. En fait, les différences sont nombreuses et très importantes. Dans le premier cas, la classe dirigeante avait été contrainte de se débarrasser de celui qui était la tête de l’Etat, ouvrant ainsi la voie à davantage de confusion dans ses rangs […] l’Etat était beaucoup plus affaibli qu’il ne l’est aujourd’hui. Dans le second cas, la classe dirigeante s’est débarrassée de la tête du pouvoir afin d’unifier ses propres rangs, rebattre ses cartes et réparer ses fissures, en vue de préparer une attaque contre tous les mouvements révolutionnaires […] 

S’opposer aux crimes sectaires

Face à la destitution de Morsi, les Frères et leurs alliés islamistes se sont lancés dans une escalade, avec des sit-in et des manifestations visant à restaurer la « légitimité » renversée par les masses. Dans ce processus, ils ont commis des crimes haineux en différents endroits de plusieurs provinces, en utilisant leur rhétorique sectaire pour inciter à la haine contre les chrétiens et attaquer leurs églises. En tant que socialistes révolutionnaires, nous devons nous opposer fermement à ces agressions et à toute attaque contre les chrétiens d’Egypte ; c’est pour nous une question de principes.

Nous sommes bien conscients qu’il s’agit pour les Frères musulmans d’une lutte pour la survie et qu’ils n’abandonneront pas aisément. En même temps qu’ils commettent ces attaques et ces crimes, les Frères musulmans subissent une répression violente de l’armée et du ministère de l’Intérieur : massacre du quartier-général de la Garde républicaine, dispersion violente et barbare des campements de la place al-Nahda et de Raba’a al-Adwiyya, assassinat de trois de leurs militantes à Mansoura, etc.

L’appareil d’Etat est la menace principale

Les crimes des Frères musulmans ont conduit la plupart des courants de gauche à adopter une position ultra opportuniste. Ces courants, qui se sont alliés à l’institution militaire en soutien à l’Etat répressif, en relayant même les mensonges des médias bourgeois et des fouloul [résidus de l’ancien régime], ont abandonné toute position révolutionnaire et de classe. Leur attitude se fonde sur une analyse catastrophiste, selon laquelle les Frères musulmans et leurs alliés seraient la principale menace pour la révolution égyptienne. En réalité, les Frères représentent effectivement une menace, mais les institutions de l’Etat, qui monopolisent les instruments de la violence, sont bien plus dangereuses pour la révolution. On le constate à travers le retour de l’État répressif dans toute sa brutalité, la Déclaration constitutionnelle dictatoriale, la désignation de généraux de l’armée ou de la police, de dignitaires de l’ancien régime comme gouverneurs des provinces, l’attaque contre les grévistes de Suez Steel, etc.

A côté de ces positions opportunistes et de trahison, en soutien à l’armée, des dits libéraux et hommes de gauche (à commencer par ceux qui sont entrés dans le gouvernement Al-Sissi), beaucoup considèrent que la bataille entre les Frères et le nouveau/ancien pouvoir ne signifie rien pour la révolution, qu’il n’y a là aucun enjeu. Les révolutionnaires devraient donc rester neutres, comme si les deux parties en conflit étaient de force égale et représentaient un danger équivalent pour la révolution.

Ces points de vue sont très étroits. Ils ne prennent pas en compte le sens véritable des actions du régime – et les rictus sur les visages des militaires en train d’écraser les campements de Raba’a al-Adawiyya et al-Nahda. Ces massacres sont un premier exercice en vue de préparer l’écrasement de la révolution égyptienne. Ils recommenceront demain contre toute véritable force d’opposition, notamment le mouvement ouvrier. On en a eu un avant-goût avec l’attaque contre la grève de Suez Steel. Les massacres contre les islamistes ne sont qu’un premier pas dans l’agenda de la contre-révolution […]

Nous sommes aujourd’hui la cible de beaucoup de critiques du fait de notre condamnation de la violence des appareils de répression envers les islamistes et de nos attaques contre Al-Sissi en tant que chef de la contre-révolution. Mais cela ne nous conduira pas à diluer nos positions en adoptant une sorte de position d’« équilibre » dans nos attaques contre l’armée et les islamistes […] Nous ne fléchirons pas dans notre opposition à l’armée et à sa répression féroce. Vouloir maintenir un « équilibre » entre les deux camps, alors qu’une position claire est nécessaire contre la répression d’Etat, ne refléterait que de l’hésitation et de l’indécision.

Nous ne pouvons pas nous taire devant les massacres par l’armée de dizaines d’islamistes, ni soutenir l’Etat quand elle écrase leurs campements. Nous ne pouvons pas non plus cesser de rappeler les crimes de l’armée, ni de mettre en garde contre le ministère de l’Intérieur, ni d’exiger que les criminels qui sont dans leurs rangs soient jugés. De même devons-nous alerter sur le retour en force de l’Etat de Moubarak et de ses institutions répressives […]

Pour l’autodéfense, contre la répression d’Etat

Nous ne devons pas nous laisser entraîner dans les tentatives des fouloul et de leurs hommes de main pour harasser et tuer les islamistes. Il y a une grande différence entre l’auto-défense des masses – même par des moyens violents – face aux attaques des Frères musulmans (comme on l’a vu il y a quelques semaines à Manial, Bayn al-Sayarat et Giza) et la violence des institutions répressives et des hommes de main du régime. Cette dernière n’est pas une violence en défense des manifestants ou de la révolution, mais une violence qui tente de stabiliser le nouveau régime en interdisant toute opposition. L’armée, la police et les éléments de l’ancien régime ne sont pas intervenus une seule fois, au cours des dernières semaines, pour protéger des habitants ou des manifestants.

C’est dans ce contexte que le mouvement Tamarrod (Rébellion) et la gauche qui colle aux basques de l’armée appellent à former des comités populaires afin de protéger l’Etat et les appareils de répression, et de les aider à écraser les islamistes. Nous ne pouvons ni accepter ni relayer ces appels de type fasciste.

Nous devons dénoncer les mensonges des médias qui couvrent politiquement l’armée et l’ancien régime en mettant tous les crimes sur le dos des Frères musulmans. Nous devons contester le discours odieux qui cherche à effacer la révolution du 25 janvier, en la remplaçant par celle du 30 juin à laquelle « toutes les classes » auraient participé et où il n’a pas été question de « brûler des commissariats » ou « attaquer les institutions ». Ce discours, qui présente la révolution de janvier comme une pure conspiration des Frères musulmans, appelle à une révolution contre eux et non contre la classe dirigeante, son Etat et ses institutions répressives. De plus, on entend nombre de propos racistes haineux à l’encontre des Palestiniens et des Syriens.

L’Etat mobilise derrière lui presque toutes les forces politiques et (précédemment) révolutionnaires, ainsi que de larges secteurs des masses, en vue de s’affronter aux Frères musulmans et à leur alliance islamique. Dans le cadre de ce qu’ils appellent « la guerre contre le terrorisme », ils suscitent une atmosphère nationaliste répugnante, proclamant qu’il « n’y a pas de son plus fort que celui de la bataille » pour amputer et refouler les exigences de la révolution […]

Dans ces circonstances, nous devons avancer directement, clairement et sans aucune hésitation le mot d’ordre : « A bas la domination militaire, non au retour des fouloul, non au retour des Frères musulmans ».

Les Socialistes révolutionnaires

Notes 

1. Le document complet est disponible, notamment sur le site ESSF, dans une version en anglais (http://www.europe-solida…) ainsi que dans une traduction française depuis l’original en arabe (http://www.europe-solida…). Les extraits présentés ici ont été traduits de l’anglais par Jean-Philippe Divès. Les intertitres sont de la rédaction.