Publié le Lundi 2 janvier 2012 à 19h40.

Une nouvelle période pour la gauche radicale allemande

Défait, décimé et divisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement ouvrier allemand resta pendant plusieurs décennies sous la coupe des deux principales bureaucraties que son histoire avait sécrétées, la social-démocrate et la stalinienne. Les autres courants (trotskistes, libertaires, anarchistes…) se sont trouvés longuement marginalisés, sans prise sur les événements. Mais la chute du Mur, la disparition de la RDA et les bouleversements générés par la mondialisation ont transformé la situation. Nous livrons ici deux réflexions quant aux possibilités offertes aux organisations anticapitalistes par cette nouvelle période, celles de se développer plus largement et de pouvoir agir concrètement.

Die Linke face à de nouveaux défis

Fondé en 2007, le parti Die Linke (La Gauche) est issu de la fusion du PDS/Linkspartei (Parti du Socialisme démocratique/Parti de Gauche) et du WASG (Partei für Arbeit und Soziale Gerechtigkeit, Parti pour le travail et la justice sociale), fondé en 2005. Le PDS/Linkspartei, enraciné surtout dans la partie orientale du pays – dans les Länder de la défunte RDA et à Berlin – était le descendant direct du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, Parti socialiste unifié d’Allemagne), au pouvoir en RDA. Il avait alors plus de 2 millions de membres. Après la chute du Mur et l’absorption de l’ex-RDA par la RFA en 1990, ce nombre tomba rapidement à 100 000 et même moins.

Le poids de l’héritage du PDS

Cette part de l’héritage de Die Linke est ambivalente, parce que ses adhérentEs ont une culture politique et organisationnelle plutôt conservatrice, étatiste, légitimiste, ce qui implique le réflexe de soutenir la direction du moment. Mais il faut aussi respecter ces gens pour le fait qu’ils sont restés fidèles à une bonne partie de leurs convictions et ont continué à militer pour un parti qui ne pouvait plus leur assurer de bien grands avantages. Au fur et à mesure, le PDS est devenu une force qui défendait les intérêts de la population de l’Allemagne de l’Est, plutôt discriminée et désavantagée, et en particulier les intérêts des laissés-pour-compte et des chômeurs. De plus, le parti refusait les interventions de la Bundeswehr de par le monde. Au point de vue électoral, en ex-RDA et à Berlin, ce parti a su maintenir une base électorale de masse.

Mais en même temps, le PDS s’est toujours montré disponible pour entrer dans les exécutifs avec le SPD et les Verts. Il y eut bon nombre de gouvernements SPD-PDS (avec les Verts ou non) à l’échelle régionale et, bien entendu, à l’échelle municipale. C’est ainsi que ce parti a pris la responsabilité de mesures d’austérité et de privatisations de biens et de services publics, même si une telle politique était en contradiction avec ses proclamations programmatiques.

Les militantEs anticapitalistes du parti ont combattu cette pratique, et le bilan dans le Land de Berlin leur a donné raison de façon spectaculaire : après un premier mandat entre 2001 et 2006, le PDS y a perdu presque la moitié de son électorat. Face à une situation financière catastrophique, le gouvernement avait fait le choix d’une féroce politique pro-capitaliste. D’ailleurs au bout d’un deuxième mandat, c’est Die Linke qui, après avoir poursuivi cette politique d’alliance, a encore perdu des voix cette année. Désormais, le SPD préfère la « grande coalition », c’est-à-dire l’alliance avec les chrétiens démocrates de la CDU, parti conservateur d’Angela Merkel.

À l’Ouest, le PDS n’a jamais réussi à percer. Il n’a recruté que quelques milliers de membres et n’a jamais dépassé 1 % des voix, ce qui le maintenait dans la marginalité.

À l’Ouest, du nouveau…

La fondation du WASG, résultante des mobilisations contre la politique antisociale du gouvernement SPD-Verts de Schröder (particulièrement les lois dites « Hartz », réduisant sensiblement les allocations chômage), qui a entraîné l’adhésion de nombreux déçus du SPD, de sans-emploi et de cadres moyens des syndicats du DGB, a transformé la situation. Les sondages d’opinion indiquaient clairement que sa fusion avec le PDS/Linkspartei donnerait un parti avec une base électorale bien plus grande à l’Ouest que celle du seul PDS/Linkspartei.

La fusion eut donc lieu, et le nouveau parti Die Linke obtint 11,9 % des voix dans les élections au Bundestag de 2009. C’est une véritable percée. Oskar Lafontaine2 a joué un rôle important dans cette fusion du fait de sa notoriété et de son charisme ; il a aussi contribué à donner au nouveau parti un profil réformiste de gauche plus marqué. Cela a été confirmé par le programme adopté lors du congrès de 2011 sous son influence : il y est dit clairement que Die Linke veut dépasser le capitalisme et mettre à sa place une société socialiste démocratique.

Certes, Die Linke co-gouverne encore un Land, celui de Brandebourg, avec le SPD. Dans les faits, c’est une politique de gestion pro-capitaliste de la crise. Mais il ne semble pas qu’il pourrait y avoir d’autres expériences de ce genre à une autre échelle que celle des municipalités. Et très certainement, après les élections au Bundestag en 2013, il n’y aura pas d’alliance gouvernementale avec le SPD. Les réformistes de droite partisans d’une telle participation (que l’on pourrait qualifier de « millerandistes »3) du Forum Demokratischer Sozialismus (FDS) se retrouvent un peu sur la défensive. Ils ont essayé d’embarrasser les forces anticapitalistes dans le parti en mettant en avant des thèmes comme la défense d’Israël, la dénonciation du régime castriste, ou encore la commémoration du cinquantième anniversaire de la construction du mur de Berlin, en versant des larmes de crocodile en même temps que la caste politique bourgeoise. Sans beaucoup de succès.

En Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé du pays, Die Linke a percé électoralement en mai 2010. Il est entré au parlement régional avec 5,6 % des voix et onze députés, dont six femmes. Une majorité d’entre eux fait partie du « courant anticapitaliste », et une forte minorité d’un courant réformiste de gauche. Dans ce Land, le parti prend des positions plus à gauche qu’au plan national. La culture politique diffère également : il n’y a pas de dictature du groupe parlementaire, ce sont les instances et les membres du parti qui ont le dernier mot sur les décisions importantes.

Mais même ici il y a trop de membres passifs. Même ici le parti n’est pas assez militant et ne se donne pas les moyens de mobiliser largement la population et les travailleurs. Dans les sondages, il est tombé à 4 %, et au niveau national à 7 %, tandis que le parti des « Pirates »4 est monté en flèche. Avec la crise financière et celle de l’Union européenne, Die Linke est confronté à un nouveau défi : pourra-t-il jouer un rôle mobilisateur en mettant en avant des revendications transitoires visant à briser le pouvoir du capital et à s’appuyer sur la puissance du mécontentement populaire croissant, pour rendre attractive la perspective d’une démocratie socialiste ? Rien n’est encore joué, et il faut peser dans ce sens. 

Manuel Kellner1

1. Manuel Kellner est un dirigeant de l’Internationale sozialistische linke (ISL, Gauche socialiste internationale, une des deux fractions publiques de la section allemande de la IVe Internationale). Il est aussi directeur pédagogique de l’association de formation SALZ e.V., et collaborateur du groupe parlementaire de Die Linke au Landtag de Rhénanie-du-Nord-Westphalie

2. Ministre des Finances sous Schröder, il démissionna du gouvernement en désaccord avec l’Agenda 2010. Il est aussi l’ancien ministre-président SPD du Land de Sarre.

3. Du nom du socialiste indépendant Alexandre Millerand qui entra dans un gouvernement d’union nationale en 1899, en pleine affaire Dreyfus et aux côtés notamment du général Gallifet, un des bourreaux de la Commune de Paris.

  1. Comme son précurseur suédois, ce parti connaît un succès certain auprès des jeunes appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures. Il défend en particulier le renforcement des droits fondamentaux relatifs à la vie privée, à la fois sur Internet et dans la vie courante.

Unifier plutôt que diviser : La difficile alchimie de la gauche radicale allemande

Il était une fois un pays où régnait la plus grande injustice et où une malédiction maintenait les habitants endormis pour cent ans. Les forces du Bien s’étaient dispersées aux quatre vents. Mais un noble chevalier au cœur intrépide, qui avait pour nom Michael Prütz, avait rassemblé autour de lui sept preux, et ils se nommèrent « Initiative socialiste de Berlin » (SIB), et un jour de printemps ils envoyèrent un message à toutes les forces du Bien, afin de mettre sur pied une armée de 1 000 intrépides qui devaient partir ensemble en campagne contre le Mal. C’est à peu près comme ça que commence le conte, et c’est ce qui est vraiment arrivé cette année. Tous les révolutionnaires (ou presque) en Allemagne savent qu’un événement s’est produit. Mais on ignore encore si le grand bal du mariage de la gauche radicale aura lieu.

L’éparpillement de la gauche radicale

D’un côté, nous avons un « Parti de Gauche » (Die Linke) qui, lorsqu’il participa aux gouvernements régionaux de Mecklembourg-Poméranie occidentale et de Berlin, fut co-responsable des mesures répressives les plus graves prises contre des manifestants ces dernières années, lors du sommet du G8 à Heiligendamm en 2007 et cette année encore devant le Reichstag. Ce parti brade au privé des logements sociaux, des régies d’eau, il construit des centres de rétention pour renvoyer les réfugiés. Il est incapable de profiter de la plus grande crise du capitalisme depuis 80 ans, parce qu’il ne trouve pas son oxygène dans la mobilisation des masses mais dans leur apathie. Les deux personnes qui le dirigent en un duo bien réglé sont un social-démocrate de l’Ouest légèrement nationaliste (Oskar Lafontaine) qui incarne le capitalisme rhénan des années 1970, et une stalinienne étatiste de l’Est, qui incarne la RDA des années 1950 (Sarah Wagenknecht). La révélation de leur liaison symbolise bien l’amour qui unit les deux bureaucraties sur lesquelles ce parti s’appuie.

La plus grande partie des militantEs liéEs à des organisations dites trotskistes se retrouve aujourd’hui dans ce parti. Ils y sont plus (par exemple Marx212 et une partie de l’ISL3) ou moins (comme SAV4, l’organisation la plus importante) intégrés, soit parce que Die Linke est le seul parti qui ne tient pas un langage néolibéral, soit parce qu’il s’est donné un programme réformiste de gauche pour les jours de fête, et aussi parce que c’est tout simplement plus confortable.

Plus à gauche, on trouve une myriade de groupes autonomes ou post-autonomes qui influencent un milieu de plusieurs dizaines de milliers d’individus. Les « post-autonomes » sont plus politiques, mieux organisés et surtout plus enclins à faire un travail politique constant. Ils ont montré leur capacité à mener des campagnes qui dépassent le cadre traditionnel de leur activité, limitée à une préoccupation particulière : parmi eux, le réseau Interventionistische Linke5 qui avait joué un rôle important dans le blocage du G8 à Heiligendamm. Et il y a aussi les 27 petits groupes trotskistes, capables de s’accuser mutuellement de toutes les trahisons possibles, comme ce fut encore le cas lors de la réunion organisée par SIB à Berlin, le 3 novembre dernier, pour discuter de ses propositions unitaires.

Quelque chose à gauche du Linkspartei ?

Ces groupes n’ont, en règle générale, aucune prise sur les luttes et mouvements réels. Or, il y a eu au printemps un mouvement de masse spontané contre le nucléaire. Contre la construction de la nouvelle gare de Stuttgart et ses conséquences, des milliers de manifestants se retrouvent tous les lundis depuis deux ans. Après Le Caire et Madrid, des tentes sont aussi apparues à Francfort, le 15 octobre ; et le 12 novembre plusieurs milliers de personnes ont manifesté contre les banques à Francfort et à Berlin.

C’est pour cela que SIB écrit : « Nous sommes fermement convaincus que, malgré toutes les difficultés, le temps est venu de proposer une forme d’organisation commune à tous ceux qui se définissent comme révolutionnaires ». Il n’existe pas aujourd’hui une couche de travailleurs ou une avant-garde sociale qui représenterait une base de classe pour une organisation anticapitaliste : les luttes sont trop éloignées les unes des autres, dans le temps, dans l’espace, dans leurs thèmes. Mais qu’en sera-t-il si demain les masses sont malgré tout dans la rue et que les éléments dispersés de cette avant-garde deviennent une couche ? Qui leur proposera une organisation et un programme, et en défendra la nécessité fermement et de façon convaincante ? Qui n’appellera pas pour la centième fois à des élections, mais à la première grève générale depuis 19486 ?

Le RSB est la seule organisation en Allemagne à avoir répondu positivement (et presque aussitôt) à la proposition de SIB de commencer à discuter de la création d’une organisation révolutionnaire à la gauche du Linkspartei. Un autre groupe, Sozialistische Kooperation7, ainsi qu’une partie de l’ISL et des individus y sont aussi favorables. C’est peu. Trop peu pour que tous ceux qui ont été sollicités soient obligés de s’y engager ou au moins de se prononcer. Mais c’est quand même assez pour organiser une conférence au printemps 2012, lors de laquelle on discutera des suites à donner. La simple annonce qu’il y a réellement « quelque chose à la gauche du Linkspartei » dans lequel on peut travailler, aurait un effet psychologique énorme, car là se poserait une nouvelle fois la question de savoir qui est réellement sectaire.

En Europe, il y a pour nous deux modèles possibles : d’un côté le NPA, dont on sait qu’il n’est pas au mieux de sa forme, de l’autre Antarsya en Grèce. Un Antarsya allemand, un regroupement d’organisations formellement indépendantes dans un cadre précisément défini, c’est possible et vraisemblable. Il y a beaucoup à rattraper en matière d’analyse de classe actualisée, d’écologie et de féminisme. Tout comme en France, mais en partant d’une situation organisationnelle et qualitative incomparablement plus faible, ce sont des trotskystes qui initient le processus d’unification et qui pour cela doivent réaliser eux-mêmes le difficile travail de dépassement des positions et points de vue du trotskisme classique. Quelque chose de presque aussi compliqué que de changer le plomb en or !

Jan Weiser1. Traduction Pierre Vandevoorde

1. Jan Weiser est membre du Revolutionär Sozialistischer Bund (RSB, Ligue socialiste révolutionnaire, l’une des deux fractions publiques de la IVe Internationale en RFA) à Leipzig.

2. Marx 21, « réseau pour le socialisme international », lié à la International Socialist Tendency animée par le SWP britannique. L’une de ses dirigeantes, Christine Buchholz, est députée au Bundestag.

3. Internationalistische Sozialistische Linke (isl, Gauche socialiste internationaliste), l’autre fraction publique de la IVe Internationale en RFA.

4. Sozialistische Alternative (SAV, Alternative socialiste), organisation sœur de la Gauche révolutionnaire en France, membre du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO).

5. Interventionistische Linke, « gauche interventionniste », réseau hétérogène d’une vingtaine de groupes locaux qui rassemble environ un millier de militantEs. Il est particulièrement actif actuellement dans le mouvement militant contre le nucléaire et contre les banques.

6. Le 12 novembre 1948, à l’appel du DGB, plus de 9 millions de travailleurs (79 %) ont fait grève contre la hausse des prix et la politique de l’administration économique de la Bi-Zone occupée par les USA et la Grande-Bretagne.

  1. Sozialistische Kooperation (SoKo, Coopération socialiste) est un petit groupe qui cherche à établir des liens entre tous les anticapitalistes. Certains de ses membres font vivre le site www.scharf-links.de, dont la qualité des informations et l’indépendance critique font le succès.