Publié le Dimanche 26 octobre 2014 à 07h31.

Vénézuela : Les successeurs de Chávez contre les travailleurs

Par Pedro Huarcaya 

Après quatorze années de présidence d’Hugo Chávez, Nicolás Maduro lui a succédé à la tête du gouvernement vénézuélien. Et le constat s’impose que les aspects « progressistes » de sa politique sont de moins en moins évidents.

Le processus vénézuélien ne date pas d’Hugo Chávez. En 1989, lorsque le président social-démocrate de l’époque annonça des réformes néolibérales co-signées avec les agences financières internationales, dont le doublement du prix de l’essence, les étudiants et les travailleurs résistèrent, occupèrent les gares routières et fraternisèrent avec les travailleurs informels. La police, dépassée par la situation, resta spectatrice alors que la population commençait à faire irruption dans les centres commerciaux, bloquait le trafic routier, criait des slogans contre l’augmentation des prix… Une répression implacable s’abattit contre la population et surtout contre les habitants des quartiers populaires de Caracas. En une semaine, on estime qu’un millier de personnes furent assassinées par les forces de l’ordre. 

L’ère Chávez

C’est sur la base de cette révolte nommée Caracazo qu’Hugo Chávez, jeune lieutenant-colonel auteur d’un coup d’Etat avorté en 1992, a été élu au pouvoir en 1998, le premier du « virage à gauche » latino-américain. Le Venezuela a longtemps été un des épicentres de ce tournant sous-continental. En mettant en échec un coup d’Etat militaire en avril 2002 et un lock-out patronal entre décembre 2002 et février 2003, Chávez et les classes populaires vénézuéliennes ont montré qu’une autre politique que le néo-libéralisme était possible en Amérique latine.

Reste à construire une société nouvelle : à partir de 2005, Chávez a proposé le développement d’un « socialisme du 21ème siècle », émancipé des scories des caricatures du siècle précédent, en terme de bureaucratisation notamment. Sa verve lui a construit une notoriété internationale à la tribune de l’ONU, où il a comparé George W. Bush au diable, ou à celle du sommet sur le changement climatique de Copenhague, où il a constaté que « si le climat était une banque, les gouvernements des pays riches l’auraient déjà sauvé ».

Sa politique internationale a été celle d’une opposition franche à l’impérialisme étasunien, à ses guerres en Afghanistan ou en Irak, même si le lien commercial avec les Etats-Unis a été maintenu. Son action pour un monde multipolaire a permis la création de l’ALBA1, un réseau de solidarité intergouvernemental avec Cuba, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua et diverses îles caribéennes, ou encore la multiplication d’organes d’intégration sous-continentale.

Il a soutenu la Palestine, même si une vision manichéenne l’a conduit à s’opposer aux processus révolutionnaires naissants dans le monde arabe. Les ennemis de mes ennemis étant mes amis, Hugo Chávez a continué de considérer Mouammar Kadhafi comme « un ami » et Bachar-el-Assad comme « un frère » en dépit des répressions sanglantes qu’ils perpétraient leur propre peuple.

Les indicateurs de pauvreté et d’extrême-pauvreté ont été divisés par deux durant la présidence de Chávez, au moyen de missions améliorant le quotidien des Vénézuéliens les plus modestes en terme d’éducation, de santé, d’alimentation et de logement. Il est toutefois bien plus difficile de déceler des changements structurels : la part de l’économie privée ne s’est pas réduite et une bourgeoisie bolivarienne dite « bolibourgeoisie », rassemblant des personnes s’étant enrichies sous Chávez, a émergé. Décédé le 5 mars 2013 des suites d’un cancer, Hugo Chávez a laissé le pays en proie à des problèmes économiques profonds, alors que la popularité du gouvernement auprès des classes populaires d’étiolait. Son successeur, Nicolás Maduro, n’a emporté l’élection présidentielle d’avril 2013 que d’un point et demi devant Henrique Capriles, le candidat de l’opposition, toujours liée au patronat et à l’impérialisme. 

 

Pression de la droite et tournant conservateur

Une partie de cette opposition n’a pas abandonné la stratégie insurrectionnelle du début des années 2000. Entre février et mars 2014, quarante personnes ont été assassinées en marge de manifestations dont la revendication initiale était la « sortie » de Maduro avant le terme constitutionnel de son mandat, mais qui ont été alimentées par des taux d’inflation (56 % durant l’année 2013) et de non-approvisionnement (28 % en janvier 2014 ; 26,2 % pour le seul secteur alimentaire) préoccupants. Contrairement aux événements de 2002 / 2003, ces initiatives n’étaient pas articulées à un plan concerté pour le renversement du pouvoir et ne bénéficiaient pas, par exemple, du soutien de Capriles.

Le gouvernement a voulu sortir de cette épreuve par la conciliation en réunissant une Conférence pour la paix. Celle-ci a été boycottée par l’opposition politique, mais pas par le patronat qui a saisi l’occasion de défendre et faire avancer ses contre-réformes. De ce point de vue, le rôle du numéro deux du régime et président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello, est déterminant. Ce dernier, qui incarne le secteur des militaires et de la bolibourgeoisie, s’est enrichi par le biais de CADIVI, l’organisme chargé du contrôle des changes qui avait été mis en place suite au blocage de l’économie en 2003. Les réformes économiques à l’ordre du jour, l’augmentation du prix de l’essence ou la privatisation de Citgo, entreprise de distribution d’essence présente aux Etats-Unis, éclairent l’ampleur du tournant conservateur en cours.

Le cas de SIDOR illustre ce rôle du gouvernement. Il s’agit d’une entreprise sidérurgique du sud du pays nationalisée en 2008 par Chávez, action réalisée, cas unique dans le Venezuela contemporain, sous pression ouvrière. Depuis plusieurs mois, une lutte se mène autour du renouvellement sans cesse reporté de la convention collective. A l’automne dernier, les ouvriers s’étaient déjà mis en grève trois semaines à ce sujet. Fin juillet, Diosdado Cabello a organisé une conférence de presse, en présence de nombreux dignitaires du chavisme, pour dénoncer les revendications de « mafias syndicales », des militants pourtant tous issus du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), le parti rassemblant l’ensemble des soutiens de Chávez. Les travailleurs ont poursuivi leurs mobilisations. L’une d’entre elles, le 11 août, s’est heurtée à la répression de la Garde nationale : onze travailleurs ont été arrêtés et deux grièvement blessés. Quelques jours plus tard, une nouvelle convention collective était signée dans le dos des travailleurs, au mépris de leurs revendications et de celles de leurs dirigeants syndicaux. Jamais un gouvernement chaviste n’avait assumé aussi explicitement la confrontation avec une partie de sa propre base sociale. 

Cette pratique du pouvoir se retrouve à tous les niveaux de la hiérarchie. Le ministre de l’économie historique des années Chávez, Jorge Giordani, a été limogé en juin et a remis en cause la politique économique du gouvernement. L’ancien ministre de l’éducation, Héctor Navarro, qui l’a soutenu, a été suspendu de la direction du PSUV et convoqué devant la commission de discipline du parti. Ces règles autoritaires ne sont évidemment pas populaires. 40 % des délégués du 3ème Congrès du PSUV, qui s’est déroulé fin juillet, n’ont pas été élus par les structures de base. La participation des militants a d’ailleurs été en dessous des espérances.

La principale centrale syndicale, la Centrale bolivarienne socialiste des travailleurs de la ville, de la campagne et de la pêche (CBST-CCP), a connu également son congrès cet été. Cette structure a pris la place de l’UNT, jugée trop revendicative aux yeux du gouvernement. La CBST-CCP jouit quant à elle de la totale confiance du gouvernement. Son président a salué comme « excellente » la signature de la convention collective de SIDOR, obtenue dans les conditions précédemment décrites, sans dire un mot de la répression.

 

Loin du socialisme

A l’instar des autres gouvernements de gauche latino-américains, le caractère progressiste des gouvernements chavistes s’épuise peu à peu. La confiscation du processus politique par une petite frange bureaucratique ramène le socialisme du 21ème siècle aux vieux démons du 20ème. Ce n’est que par l’auto-organisation des travailleurs eux-mêmes que l’on parviendra à se prémunir contre ce type d’écueils.

Une véritable politique internationaliste serait également nécessaire : pas la simple agrégation, plus ou moins progressiste, plus ou moins réactionnaire, des différents gouvernements situés en marge de l’impérialisme étasunien, mais la mobilisation des peuples, y compris ceux qui habitent dans les puissances dominantes, y compris ceux qui se révoltent contre de supposés alliés comme en Iran, en Libye ou en Syrie. Une réelle indépendance à l’égard des Etats-Unis serait nécessaire alors que ces derniers demeurent le premier client du pétrole vénézuélien et que depuis mars 2006, des dizaines de contrats d’entreprises mixtes ont été signés au Venezuela avec les principales firmes multinationales pour l’exploration et la production de pétrole.

En construisant par en haut une politique dont certains aspects divergent totalement des intérêts des classes populaires, les différents gouvernements chavistes ont fini par s’éloigner de leur base sociale historique, les classes populaires. Si les effets les plus dévastateurs du néolibéralisme ont été partiellement amoindris, le défi de la construction d’une société émancipée de l’exploitation capitaliste et de l’extractivisme pétrolier reste entier.

 

Le processus politique ouvert par la révolte du Caracazo en 1989 a montré que les classes populaires avaient une capacité de résistance imprévisible, qu’elles peuvent mettre en échec des coups d’Etat des élites et de l’impérialisme, comme en 2002 et 2003. Il leur reste aujourd’hui à dépasser une direction qui s’affirme de plus en plus comme un adversaire et qui laisse de moins en moins d’espace de participation à la base. Le socialisme ne sera pas construit par Nicolás Maduro, Diosdado Cabello et leurs acolytes, la tâche en incombe aux classes populaires vénézuéliennes.

Notes

1 Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, créée en 2005 par le Venezuela et Cuba, intégrée depuis par six autres pays.