Publié le Samedi 18 novembre 2023 à 12h00.

« Lever l’interdit de critiquer Israël est une nécessité si l’on veut permettre que le débat politique remplace le passage à l’acte »

Entretien. Après la manifestation du dimanche 12 novembre contre l’antisémitisme, appelée à Paris par la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat, nous revenons avec Michèle Sibony de l’UJFP (Union juive française pour la paix) sur la situation française et le racisme, dans le contexte actuel de la guerre à Gaza.

Dans la période on observe une augmentation des actes anti­sémites : plus de 1 000 depuis le 7 octobre. Cela vous inquiète-t-il ?

L’augmentation du racisme est toujours inquiétante. Elle traduit souvent un état de crise dans la société, c’est une banalité de le rappeler. Il faut aussi mentionner que la responsabilité des politiques et des grands médias est directement engagée dans la diffusion d’un discours raciste décomplexé en France qui n’est pas sans effet sur la période actuelle. Le rapport 2022 de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) le confirme : « L’année 2022 a été marquée par le franchissement d’un seuil dans la façon dont les thématiques racistes, antisémites et xénophobes s’expriment dans le débat politique et médiatique. Dans un contexte de crise politique, sociale, économique et identitaire, un certain nombre de personnalités politiques ont activement participé de la politisation du rejet de l’Autre, figure mouvante aux visages multiples... »1 Ici deux éléments méritent d’être soulignés. Depuis 2001, chaque attaque lourde d’Israël contre les PalestinienEs s’est traduite en France par une augmentation conséquente, un pic, des « actes antisémites » — terme à préciser d’ailleurs qui désigne aussi bien un tag qu’une insulte ou un coup, voire pire. Une situation qui montre que la France avec ses deux plus fortes communautés juive et musulmane d’Europe sert de chambre d’écho à la ligne de front Israël-Palestine. 

C’est chaque fois le même scénario qui est rejoué : l’interdit d’expression critique et politique d’Israël, chaque fois mis en place par le gouvernement et les médias pour protéger Israël, a été assorti d’une alerte à la résurgence d’un antisémitisme essentiel. Double bénéfice de cette politique : effacer les termes du conflit politique et faire taire toute critique par peur de l’opprobre d’être qualifié d’antisémite en France. 

D’autre part, nous ne disposons que de chiffres ministériels très mal ou non sourcés, pour évaluer avec précision ce qui se passe. Mais par exemple, on voit bien avec l’affaire des étoiles bleues qu’il faut du temps aux enquêtes de police et du parquet pour arriver à des conclusions un peu sérieuses. On sait aussi, parce que les médias commencent à le dire, que l’essentiel de ces actes consiste en tags assumés par un public très diversifié en âge, origine et milieu. S’il n’est pas question de minimiser ici cette situation, on ne peut toutefois la déconnecter de la guerre française de propagande commencée dès le 7 octobre dans le gouvernement et les médias. 

On observe également en parallèle une hausse des actes islamophobes. En quoi est-ce lié à la situation actuelle en cours à Gaza ?

La situation de Gaza réactive un parallèle soigneusement entretenu depuis 2001 entre l’affrontement Israël/Palestine et celui fantasmé d’un Occident affrontant un islam en France. Bien sûr, la source de ce fantasme est à chercher dans la victoire du courant néoconservateur qui a suivi le 11 septembre 2001. La concomitance de ce moment avec la deuxième intifada palestinienne avait fait dire à Ariel Sharon, alors Premier ministre d’Israël, qu’enfin l’Occident comprenait ce qu’était le terrorisme islamique auquel Israël était confronté depuis toujours. On a donc affaire à des tirs croisés : 1/ les médias et les politiques dictent une vision fermée de la situation : pas de résistance palestinienne, juste du terrorisme islamiste (sans autre cause que la haine d’Israël et des juifs), Israël a le droit de se défendre (mais pas les habitantEs de Gaza), les juifvEs français doivent être protégés, les musulmanEs sont suspects a priori ; 2/ un large public empêché de parler, ce qui favorise une expression dépolitisée et raciste d’une petite délinquance susceptible de passer à l’acte contre les juifs, puisque tout est fait pour identifier juifvE et IsraélienE ; et 3/ les identitaires fascistes et divers groupes d’extrême droite qui ont à présent quartier libre contre les musulmanEs identifiés aux islamistes. La même « mise en scène » se déploie à chaque fois, sous la direction des tenants du « choc des civilisations ». C’est dans cette perspective que les ­juifEs sont identifiéEs bon gré mal gré aux IsraélienEs et intégrés comme Israël dans le camp de l’Occident, et les musulmanEs sont assignés à résidence avec suspicion de soutien au terrorisme ou pire.

Défendre les droits des PalestinienEs, ce serait pour certains être antisémite. À quoi est-ce dû ?

Si la Palestine avait été colonisée par des Islandais, aurait-on traité les opposantEs de la colonisation « d’anti-islandais » ? L’histoire a de tragiques circonvolutions. Le fait que le peuplement colonial de la Palestine, surtout après la Seconde Guerre mondiale, ait été fait de juifEs rescapés des camps qui n’étaient pas les bienvenus en Europe ou en Occident permet de recycler l’argument de l’anti­sémitisme européen pour qualifier l’opposition politique au sionisme et la défense des PalestinienEs. L’amalgame est possible en particulier en Europe où il rencontre et résout à bon compte la culpabilité du nazisme : la posture la plus radicale de l’Allemagne en ce moment le montre. Le refus catégorique d’appeler au cessez-le feu par l’Allemagne rend-il son attitude plus humaniste envers une population civile innocente et désarmée, plus aujourd’hui qu’en 1940… ? C’est une véritable ­question. 

Que pensez-vous de la grande marche contre l’antisémitisme à l’initiative des présidents des deux chambres qui s’est tenu le 12 novembre ?

Il y avait plusieurs façons d’envisager un « sursaut français ». C’est sans doute la pire qui a été adoptée : celle qui désigne les juifEs comme fer de lance d’une République ultralibérale injuste et discriminante. Et celle qui adoube l’extrême droite dans sa lutte occidentale, tout en achevant de disqualifier la principale force de gauche dont nous disposons pour faire front dans l’opposition. La lutte contre l’antisémitisme n’a que peu de place dans tout ceci, il s’agit plutôt d’une instrumentalisation. Mais surtout la lutte contre l’antisémitisme associée aux pires ennemis des juifEs, c’est inconcevable ! 

Cela en dit long sur la distorsion des réalités par un gouvernement lui-même souvent pris la main dans le sac à promouvoir des antisémites notoires. Un véritable appel politique contre le racisme et pour la justice reste à construire en France. 

Si le racisme d’État s’abat davantage sur les musulmanEs aujourd’hui, l’antisémitisme existe bien et est souvent à la source des théories conspirationnistes. Comment lutter contre l’anti­sémitisme, selon toi ?

D’un côté perdurent en France les préjugés antisémites les plus anciens et d’origine chrétienne : l’accusation de déicide, le pouvoir occulte, la puissance de l’argent. Des préjugés qui nourrissent le complotisme : rappelons-nous le QUI ? QUI ? pendant le Covid !

Mais l’assimilation automatique constante et sans réserve des quelque 600 000 juifEs français avec Israël dans le cadre de l’idéologie néoconservatrice au pouvoir est sans doute la base essentielle du ressentiment antijuif contemporain. Lutter contre cette assimilation, séparer clairement juif et israélien, communauté juive et Israël, est de nature à calmer le jeu tout en disant la vérité. Lever l’interdit de critiquer Israël est une nécessité si l’on veut permettre que le débat politique remplace le passage à l’acte. Le choix politique d’imposer par la force le soutien d’Israël autorise d’une part l’antisémitisme pourvu qu’on soutienne la politique éradicatrice d’Israël (c’est la posture acceptée du RN et de l’extrême droite) et d’autre part ce choix allume le feu de l’injustice dans toute une partie de la population privée de droit à l’expression politique. Enfin on peut aujourd’hui constater, comme dans tout processus fasciste, l’extension de l’interdit à la partie de la gauche française qui refuse le diktat. 

Propos recueillis par la rédaction

Vient de paraître : Antisionisme, une histoire juive, textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, éditions Syllepse, 2023, 366 pages, 25 euros.

  • 1. CNCDH. Rapport 2022 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.