Publié le Lundi 9 décembre 2013 à 11h27.

Politiques migratoires : chronique d’un utilitarisme bien ancré

En matière de continuité entre les politiques successives menées en France par les gouvernements de droite et ceux qui persistent à se réclamer de la « gauche », l’atterrante constance des politiques migratoires fait figure de fil rouge. Ainsi, aucun ministre ne s’affiche autant que le ministre de l’Intérieur en charge de l’immigration, Manuel Valls, comme un clone de ses prédécesseurs réactionnaires. Mais on peut saisir cette permanence en remontant bien plus loin.

Ainsi, c’est en 1932 – en pleine crise du capitalisme – qu’est votée une loi « protégeant la main d’œuvre nationale ». La loi prévoit alors que « les organisations patronales et ouvrières intéressées » soient consultées. Elle vise à fixer les « proportions » de travailleurs étrangers susceptibles d’être employés « par profession, par industrie, par commerce ou par catégorie professionnelle, pour l’ensemble du territoire ou pour une région ». On notera au passage que cette loi fut préparée par un gouvernement dirigée par l’ex-socialiste Pierre Laval. Dix ans plus tard, celui-ci ne se préoccupera plus guère de protection de la main-d’œuvre, s’illustrant par le zèle tout particulier qu’il déploiera dans la collaboration avec l’occupant nazi et la mise en place du STO.

Ce n’était certes pas la première fois en France que le capitalisme avait recours à des mesures dites de « protection » à caractère administratif et, pour tout dire, policier : c’est ainsi qu’en 1893 déjà, une loi « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du marché du travail » obligeait les étrangers travaillant en France à se déclarer dès leur arrivée auprès de leur commune de résidence, les mairies tenant un registre d’immatriculation des étrangers. Depuis 1926, en vertu d’une loi toujours présentée « en vue d’assurer la protection du marché du travail national », la création d’une carte de travailleur sur la base d’un contrat de travail imposait de rester au moins un an dans la profession pour laquelle elle avait été accordée.

Mais la particularité de la loi de 1932, c’est sa parenté frappante avec le dispositif institué en 2006, sur proposition de Nicolas Sarkozy en tant que ministre de l’Intérieur : il est alors décidé d’établir une « liste » de métiers ouverts aux étrangers extra-communautaires, sans que leur soit opposable la situation de l’emploi. La liste devait, de la même manière, être « établie au plan national par l’autorité administrative, après consultation des organisations syndicales d’employeurs et de salariés représentatives ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : la première liste de « métiers en tension » (établie quelques mois plus tard, en annexe d’une circulaire concernant les Roumains et Bulgares en période transitoire) est donnée, flexibilité oblige, comme « susceptible d’être modifiée en fonction de l’évolution de la situation du marché du travail ».

« Immigration choisie », une thématique ancienne

Dès 1932, le rapporteur de la loi la présentait comme « applicable aussi bien en période normale qu’en temps de crise », témoignant ainsi de la constance du principe d’immigration « choisie ». De fait, s’il est permis d’observer qu’à quelques décennies de distance, l’évolution du vocabulaire est marquée par une euphémisation intéressante du rapport de classe (de la consultation des patrons et ouvriers, on passe à celle des employeurs et salariés), il n’en reste pas moins que le souci principal – particulièrement en période de crise, mais pas seulement – demeure. Il s’agit de :

- Satisfaire, quantitativement et qualitativement, les besoins de main-d’œuvre des employeurs en gardant la main sur le robinet pourvoyeur et en créant un double marché de l’emploi, et même un triple marché si l’on considère d’une part les Français, d’autre part les étrangers bénéficiaires d’une autorisation de travail, mais aussi le très juteux marché des étrangers sans titre que génère mécaniquement toute restriction ;

- Rassurer les salariés et s’assurer autant que possible de la caution de leurs organisations, en leur laissant croire que les politiques restrictives leur assurent une protection contre la concurrence sur le marché du travail et le dumping social ; alors que, le contrôle absolu n’étant qu’une fiction, c’est en dernière analyse le contraire qui se produit.

C’est pourquoi quand, en 2007, le président Sarkozy fraîchement élu prétend inventer la politique « d’immigration choisie », et faire ainsi remonter l’immigration de travail au détriment de l’immigration familiale, ce n’est qu’une vaste plaisanterie. Il s’agit surtout d’une manière de reprendre implicitement la thématique du FN de l’« immigration subie », à laquelle est opposée, cette fois explicitement, une « immigration choisie ». Car, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des politiques migratoires de l’État moderne, c’est-à-dire depuis la seconde moitié du 19ème siècle, l’immigration ou, pour être plus précis, les immigré-e-s ont toujours été choisi-e-s. Représentant une immigration de travail, ils et elles ont, qui plus est, été choisi-e-s plus ou moins directement par les employeurs, les pouvoirs publics ayant surtout à cœur de leur faciliter la tâche.

Puisque c’est bien en cela que consistent les politiques migratoires : maintenir suffisamment de laisser-faire pour que les employeurs y trouvent largement leur compte ; témoigner de la souveraineté par un discours et des signes de « fermeté » (à peine tempérés rhétoriquement par l’expression d’un souci d’ « humanité » dont les manifestations concrètes ne sont pourtant guère perceptibles). En glosant à l’infini sur les « dangers » ou le « problème » de l’immigration, l’Etat se fait alors pompier pyromane, prétendant éteindre les flammes… sans cesser de souffler sur les braises.

Pour remonter aux sources, c’est dès les années 1860, en pleine révolution industrielle que soyeux lyonnais et houillères du Nord commencent à recruter directement la main-d’œuvre qui leur fait défaut. Vers la fin du siècle, lors de l’une de ces crises qui émaillent l’histoire du capitalisme, ce ne sont pas moins de six propositions de loi xénophobes qui furent déposées de 1885 à 1892 par l’extrême droite boulangiste, avant d’aboutir à la loi protectionniste de 1893. Et, curieusement, c’est exactement huit jours après la publication de cette loi qu’éclatèrent les émeutes d’Aigues-Mortes, véritable pogrom au cours duquel furent proprement lynchés des saisonniers italiens recrutés par la Compagnie générale du Midi. Bilan officiel : 8 morts, mais 150 selon la presse italienne… et aucune condamnation à la clé.

D’une après-guerre à l’autre

Trois décennies plus tard, lors de la période d’expansion qui suit la saignée de la Première guerre mondiale, les autorités ont d’abord le souci de remplacer les supplétifs coloniaux, recrutés pour assurer la relève des combattants français : une convention est donc signée dès 1919 avec le gouvernement polonais aux termes de laquelle c’est une « Mission française de la main-d’œuvre » qui allait se charger, après une visite médicale permettant de vérifier l’aptitude physique, d’acheminer les convois d’ouvriers catholiques blancs qui feraient repartir notre économie sur des bases plus saines. 

Mais cette Mission ne tarde pas à être relayée par des organismes privés : le Comité central des Houillères de France (CCHF) et la Confédération des associations agricoles des régions dévastées (CARD). C’est sous leur coupe que chacun est alors affecté à un poste après deux ou trois jours passés au dépôt de Toul, une caserne qui fait office de centre de tri. Le système se perfectionne en 1924, ces organismes se fédérant en Société générale d’immigration (SGI), qui ouvre deux bureaux en Pologne et va réaliser d’énormes profits en empochant une commission versée par les employeurs, largement supérieure aux frais de recrutement et de transport. Le secteur public se borne, quant à lui, à faire passer les visites médicales et à donner un coup de tampon.

Dans les années 1930, alors que la population polonaise était montée à 500 000 personnes (dont la moitié d’actifs) et que l’État, avec la loi de 1932, fait mine de reprendre les rênes, on voit les Houillères du Nord organiser elles-mêmes des convois de retour. Juste répartition des rôles : les pouvoirs publics assument la répression des mouvements sociaux, avec par exemple l’expulsion (après déchéance de la nationalité française) du communiste Thomas Olszanski, responsable CGTU venu en France en 1909 et de 77 mineurs grévistes du Pas-de-Calais. 

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, l’Histoire bégaie. Comme à la suite de la boucherie précédente, et avec en apparence une détermination accrue, l’État semble revenir en première ligne. Il s’agit alors, en vue de la reconstruction du pays, d’« introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française », comme le propose de Gaulle. C’est dans cet esprit qu’est promulguée l’ordonnance « relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et portant création de l’Office national d’immigration » (ONI), mille et une fois remaniée depuis lors, mais toujours en vigueur.

Il est alors créé un Haut-comité de la famille et de la population à la tête duquel est nommé Georges Mauco, démographe qui s’était illustré avant-guerre par une thèse de doctorat où il classait et notait sur 10 les nationalités à partir de leur capacité d’assimilation. On allait ainsi du 9 obtenu par les Belges au 2,9 des Arabes en passant, entre autres, par le 6,4 des Polonais. Étaient pris en compte l’aspect physique, la régularité au travail, la production, la discipline, ou la compréhension de la langue française. La compétence de Mauco lui avait valu d’entrer en 1938 au cabinet de Philippe Serre, sous-secrétaire d’Etat au Travail qui défendait devant la SDN l’idée de « faire venir les étrangers en cas de besoin des entreprises et les faire repartir en période de crise ». 

Mauco va donc proposer au Haut-comité de procéder à 300 000 entrées par an, tout en indiquant qu’« une immigration d’une telle ampleur ne serait admissible qu’à condition d’être strictement dirigée sur les plans ethnique, sanitaire, professionnel et géographique » et en établissant clairement une distinction entre « immigration voulue » et « immigration imposée », en l’occurrence entre travailleurs et réfugiés. Un ordre de « désirabilité » est donc présenté, prévoyant l’introduction de 50 % de « nordiques », de 30 % de « méditerranéens (pourvu qu’ils proviennent uniquement des provinces du Nord des pays concernés : Italie, Espagne, Portugal !) et de 20 % de slaves. Pour le grand commis de l’Etat qu’était Mauco, l’introduction de « tous les étrangers d’autres origines » devait en revanche être strictement limitée aux « seuls cas individuels présentant un intérêt exceptionnel ».

Les patrons reprennent la main

Toutefois, passée la poussée de dirigisme de l’immédiat après-guerre, les employeurs ne tardent pas à reprendre la main. Dans un premier temps, en 1947, c’est encore un accord entre les gouvernements qui fixe les règles d’application concernant l’immigration italienne. Deux missions de recrutement de l’ONI sont ouvertes à Turin et à Milan et un accord est signé aux termes duquel le gouvernement italien s’engage à fournir 

200 000 travailleurs pour l’industrie et l’agriculture, les offices italiens du travail devant agréer les candidats à l’émigration. Mais dès 1948, les employeurs français, qui se plaignent d’être privés des travailleurs les plus qualifiés, sont autorisés à opérer un recrutement direct.

C’est la méthode qui sera largement étendue durant les deux décennies qui suivent, au cours desquels le monopole de l’ONI est largement contourné pour favoriser le recrutement des gros contingents de travailleurs immigrés auxquels l’industrie de l’automobile notamment fait appel. Cela se traduit par des régularisations sur place d’une main-d’œuvre recrutée directement sur place, le tout avec, à l’époque, la bénédiction de l’Etat par la voix d’un Premier ministre qui observait benoîtement : « l’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale » (Pompidou  en  1963). Le ministre du Travail ne craignait pas quant à lui de déclarer : « l’immigration clandestine elle-même n’est pas inutile, car si on s’en tenait à l’application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions peut-être de main-d’œuvre » (Jeanneney en 1966).

Dans ces conditions, les mesures restrictives adoptées à partir du milieu des années 1970 représentent moins une véritable rupture qu’une adaptation, sous des formes drastiques, à la conjoncture. La première des conséquences en est que, de 1975 à 1990, 40 % des postes de travail occupés régulièrement par les étrangers dans l’industrie sont supprimés ; la seconde, que sous l’effet conjoint de la suspension de l’immigration de travail officielle et du maintien du regroupement familial, la population immigrée se féminise ; la tendance se poursuivra avec l’arrivée de femmes seules en nombre croissant, véritable aubaine quand l’emploi se tertiarise ; enfin, la question émergente des sans-papiers tend à occuper le centre du  débat sur la politique migratoire.

Hypocrisie et racisme d’Etat

Sur ce dernier point, l’hypocrisie générale est de mise. Les entreprises trouvent évidemment leur compte à l’utilisation d’une main-d’œuvre surexploitable, y compris quand elle est précarisée et soumise à l’angoisse du renouvellement par la détention d’un titre de séjour provisoire. Mais l’Etat, quitte à se livrer à quelques rodomontades sur sa « maîtrise des flux migratoires », à user de régularisations plus ou moins larges comme soupapes et au prix de quelques milliers de morts aux frontières, à accorder des titres provisoires pour les métiers dits en tension, s’accommode fort bien de cette présence si bénéfique pour de nombreux secteurs de l’économie.

Bien sûr, le caractère par définition extracommunautaire de la population « en situation irrégulière » tend à ethniciser plus que jamais les politiques migratoires. Celles-ci apparaissent ainsi indissociables du développement d’un racisme d’État dont Jacques Rancière expose les ressorts : « c’est la nature même de l’Etat que d’être un Etat policier, une institution qui fixe et contrôle les identités, les places et les déplacements (…) Ce travail est rendu plus insistant par l’ordre économique mondial. Nos Etats sont de moins en moins capables de contrecarrer les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux pour les communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d’autant moins capables qu’ils n’en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation et comme objectif la sécurité des nationaux menacés par ces migrants, c’est-à-dire plus précisément la production et la gestion du sentiment d’insécurité. C’est ce travail qui devient de plus en plus leur raison d’être et le moyen de leur légitimation ». 

Gestion policière et raciste d’une dérégulation mondialisée, c’est finalement à cela que se ramènent nos politiques migratoires, qu’elles soient mises en œuvre aujourd’hui par des gouvernements dominés par l’UMP ou par le PS.

Par François Brun