Publié le Lundi 26 avril 2021 à 21h30.

Birmanie : terreur, résistance et enjeux

Par son ampleur et sa durée, le mouvement de désobéissance civile a profondément modifié l’agenda politique birman. Il subit depuis deux mois l’assaut sanglant de la dictature militaire. Nul ne peut rester indifférent face au décompte quotidien des morts.

Cet article est écrit au lendemain du samedi 27 mars 2021, date de la traditionnelle « Journée des forces armées », inauguré par un défilé martial digne d’un 14 Juillet français dans la capitale administrative de Naypyidaw. Est-ce pour mieux la fêter que la soldatesque s’en est donné à cœur joie, assassinant au moins 102 personnes, dont bon nombre d’enfants ou jeunes adolescents – soit le bilan quotidien le plus lourd depuis le putsch du 1er février ?

Une nouvelle fois, nous avons eu affaire à une action concertée : selon l’AAPP1, l’armée a tiré à balles réelles dans plus de 40 cantons de neuf régions, y compris dans des zones résidentielles et à Rangoun, la capitale économique et la plus grande ville du pays. La population vivant dans divers États nationaux de la périphérie n’a pas été épargnée.

L’escalade de la violence se poursuit, inexorablement, alors que 423 personnes au moins ont déjà perdu la vie. Quelque trois mille autres ont été incarcérées depuis le 1er février, deux mille se trouvant toujours en détention.

Une politique de terreur clairement affichée

La junte au pouvoir veut briser la résistance démocratique, quel qu’en soit le coût humain. Elle déploie à cette fin une véritable politique de terreur. Une dictature tend généralement à nier ou relativiser ses crimes. Il n’en est cette fois-ci rien, bien au contraire. « Nous visons la tête » annoncent les soldats sur les réseaux sociaux. Ce samedi noir, lors de la parade militaire, le général Min Aung Hlaing, putschiste en chef et numéro un de la junte, intervenant à la télévision d’État, avait menacé sans ambiguïté la population : « Apprenez la leçon de ceux qui sont morts après avoir été touchés à la tête et dans le dos… Ne mourez pas en vain… »

Lycées, universités, hôpitaux sont occupés par l’armée. Fonctionnaires et autres grévistes sont menacés de sévères représailles. Pour refus de se mettre aux ordres de la junte, elles et ils sont chassés de leurs logements et obligés de vivre dans des conditions précaires. Le recours au viol est utilisé comme une arme de guerre. Les habitantEs des quartiers et localités sont forcés de démanteler les barricades de fortune sous la menace des armes. Il est fini le temps du face-à-face, quand la détermination des manifestant.es suffisait à interrompre l’avancée des unités de répression. Les jeunes descendent toujours dans la rue, mais si leurs boucliers de fortunes les protègent des balles en caoutchouc, ils ne peuvent rien contre des tirs à balles réelles. Que valent des lance-pierres face à des snipers et des chars ? L’armée étend inexorablement son emprise. Des minorités nationales possèdent une capacité effective d’autodéfense armée, mais il n’y a rien de tel en pays bamar2.

La loi martiale est déclarée dans des districts populaires. Les banques privées qui refusent de rouvrir leurs agences sont menacées de nationalisation forcée. La junte annonce vouloir jeter en prison les propriétaires de supermarchés qui oseraient fermer leurs magasins. Les avoirs d’organismes suspectés de financer la résistance, comme la Fondation Soros, sont saisis. Le régime cherche à assurer un contrôle total sur l’information et les communications ; les journaux indépendants imprimés ne peuvent plus paraître. D’importantes opérations militaires sont engagées jusque dans le territoire de minorités ethniques, provoquant de premiers déplacements forcés de populations. Le pays subit un état de guerre.

La résistance se poursuit

Le mouvement de désobéissance civile se poursuit néanmoins. La grève paralyse toujours pour une part l’administration, la banque, des entreprises. D’autant plus qu’en matière de services publics, le savoir-faire de l’armée semble limité, comme l’ont relevé les cheminotEs : elle est incapable pour l’heure de faire rouler les trains et fonctionner le système ferroviaire à leur place.

Des jeunes descendent toujours dans les rues brandir les couleurs de la résistance. Ils et elles expérimentent des manifestations éclairs, à pied ou en motos, puis se dispersent avant l’arrivée des forces de répression. Des quartiers se parent de symboles indiquant leur entrée en dissidence. Des journalistes et photographes fondent des collectifs pour informer le monde, malgré les arrestations et brutalités dont cette profession est victime. Des femmes fabriquent chez elles des engins à base de sucre et de nitrate de potassium produisant un nuage de fumée qui empêche les soldats de viser avec précision. Les funérailles des victimes sont l’occasion de s’engager, trois doigts levés (signe de ralliement du combat démocratique dans la région), à poursuivre la lutte jusqu’à la victoire, à savoir en terminer une bonne fois pour toutes avec le pouvoir militaire instauré en 1962.

La « bataille de Hlaing Thar Yar » représente un point d’inflexion. Il s’agit de la grande zone industrielle située au nord-ouest de Rangoun qui a répondu massivement à l’appel à la grève générale lancée dès le 8 février et qui est depuis le théâtre de nombreuses mobilisations. Le 14 mars, les manifestantEs ont été les victimes de soldats armés de fusils mitrailleurs et de tireurs d’élite. Viser pour tuer.

Cette zone industrielle s’est développée dans la foulée de l’ouverture économique initiée en 2011. Plus de 700 000 migrantEs de l’intérieur y travaillent : ce sont des ruraux, à 80% des femmes, vivant en dortoirs et huttes de bambous, dans un immense bidonville. Les usines textiles ont poussé comme des champignons et emploient l’essentiel de la main-d’œuvre. Leurs exportations représentent 30 % du total du pays. Les investisseurs sont chinois à 60 %, mais 75 % de cette production est destinée à l’Union européenne et au Japon, avec exemption de droits de douane en Europe.

En réponse à la répression, les grévistes se sont attaqués aux usines, les incendiant (on ne sait pas combien) et réglant ce faisant leurs comptes avec des employeurs chinois adeptes de la surexploitation : manque de toilettes, horaires prolongés, répression des syndicats3…  Certains observateurs se demandent si ces incendies ne seraient pas une provocation, pour pousser la Chine à réagir, mais rien ne semble confirmer cette hypothèse. Le sentiment anti-Chine est manifeste depuis les débuts de la résistance démocratique qui reproche au PCC d’avoir appelé, aux Nations unies, à un impossible « dialogue » entre la junte et le Mouvement de désobéissance civile. La Chine est aussi le principal fournisseur d’armes de l’armée birmane (avec la Russie) – mais elle en vend aussi aux minorités ethniques du nord, à sa frontière, qui combattent plus ou moins sporadiquement l’armée fédérale (dont le nom officiel est Tatmadaw).

Les particularités de l’armée birmane

La première question qui s’est posée après le putsch du 1er février était : pourquoi l’armée l’a-t-elle décidé dans un pays où elle contrôlait déjà l’essentiel du pouvoir ? Un peu pour garantir l’avenir du général en chef Min Aung Hlaing dont l’âge de la retraite approchait, beaucoup pour reprendre la main alors qu’à force d’échecs électoraux successifs, la légitimité politique de Tatmadaw déclinait au profit de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi qui emportait haut la main tous les scrutins. Les militaires birmans ont fait du Trump : nous n’avons jamais envisagé qu’il puisse en être ainsi, donc cela n’est pas arrivé.

Le pouvoir de l’armée n’a jamais été menacé, étant constitutionnellement garanti : 25 % des législateurs lui revenant de droit (sans être élus) alors que tout amendement à la Constitution exige au moins 75% des votes. À la tête de ministères régaliens, Tatmadaw n’était soumise à nul contrôle civil. Aucun désaccord d’orientation avec la LND ne justifiait la rupture. L’armée tire d’immenses profits de deux grands conglomérats, le Myanmar Economic Corporation (MEC) et le Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), et du trafic de pierres précieuses ou de bois. L’« économie kaki » est particulièrement développée en Birmanie et la junte use d’un « capitalisme de clientèle » pour corrompre et coopter jusqu’à des figures de l’opposition.

L’armée constitue un pouvoir parallèle qui double, de haut en bas, l’administration civile, lui donnant à chaque niveau une forte capacité d’influence sur la société. Même par temps de crise, il est aléatoire d’espérer des défections significatives en son sein (à la différence de la police). Elle forme un corps très homogène où les familles de soldats vivent en circuit fermé.

Les instances du bouddhisme

Dans ce pays bouddhiste où l’ordre monastique est divisé en neuf sectes, le clergé est longtemps resté en retrait face à la contestation. Les autorités officielles (la Sangha) ne sont pas censées s’engager en politique, mais ne s’en privent pas, apportant traditionnellement leur appui au régime. Après le 1er février, l’état-major a pris soin de courtiser plus que jamais la hiérarchie religieuse.

Les mouvements de référence bouddhiste peuvent couvrir le spectre politique entier, jusqu’à l’extrême droite fascisante, comme ce fut le cas avec l’Organisation de défense de la race et de la nation (Ma Ba Tha) qui a joué un rôle très actif contre les Rohingyas. Sous la pression continue du mouvement de désobéissance civile, l’alliance conservatrice entre autorités religieuses et régime militaire se fissure. L’une des figures les plus influentes, Sitagu Sayada, très proche du général en chef, a subi une volée de critiques sur les réseaux sociaux. Sa secte, la Shwe Kyin, a fini par appeler les militaires à plus de modération dans la répression. Les moines prodémocratie se font maintenant entendre, notamment à Mandalay, deuxième centre urbain de Birmanie, où plusieurs monastères sont entrés en dissidence ouverte. Chaque jour, les moines prennent la tête d’une manifestation éclair, sachant que leur présence constitue une protection. Tout dernièrement, le président du Comité national du Sangha – une structure mise en place par la junte où elle a nommé des « vénérables » de son choix – a annoncé qu’il cessait toutes ses activités. Une mauvaise nouvelle pour la junte !

Un impact géopolitique

Si le mouvement de désobéissance civile avait été rapidement brisé, la junte aurait probablement pu s’en tirer sur le plan international sans trop de dégâts. En matière d’investissements et de commerce, l’insertion de l’économie birmane est avant tout régionale : Singapour, la Chine, la Thaïlande, l’Inde… (le premier pays occidental concerné est la Grande-Bretagne). La règle d’or de l’ASEAN4 est la non-ingérence dans les affaires intérieures de ses pays membres (cette association est un club de régimes autoritaires). C’est aussi la position traditionnelle que défend la Chine au conseil de sécurité de l’ONU. Des firmes occidentales (dont Total est un exemple type) jouent un rôle économique et financier considérable, mais elles ont l’habitude de travailler sans état d’âme avec des dictatures.

Le mouvement de désobéissance civile ne s’est pas éteint et a modifié les règles du jeu diplomatique. L’attitude de la Chine en témoigne. Elle s’est opposée à ce que le conseil de sécurité de l’ONU condamne la junte, mais a accepté qu’il exprime sa « grave préoccupation » et demande la « libération immédiate » de l’ensemble des personnes détenues ainsi que la fin des restrictions visant les journalistes et les activistes. Pékin doit concilier des intérêts contradictoires, ce qui devient difficile par temps de crise aigüe. Aung San Su Kyi avait d’excellentes relations avec Xi Jinping ; elle est aujourd’hui incarcérée et son procès pour haute trahison est annoncé. Le PCC considère que les territoires frontaliers occupés, dans le nord, par des minorités nationales font partie de son périmètre de sécurité géostratégique. Il a néanmoins besoin de sécuriser les investissements réalisés dans le pays, ce qui exige un accord avec les militaires au pouvoir. L’accès à l’océan Indien reste un objectif majeur, le « couloir birman » lui en offre un. Dans ces conditions, la « stabilité », pour l’heure introuvable, du pays est probablement sa priorité.

Des sanctions croissantes à l’encontre des généraux sont prises en Occident. La pression sur les firmes qui font affaire avec le pouvoir birman devient très forte et la liste s’allonge des partenariats suspendus. L’Union européenne est cependant en retrait sur cette question ainsi que, singulièrement, les entreprises françaises. Le groupe hôtelier Accor fait l’innocent, alors qu’il est associé à un conglomérat de l’« économie kaki » dans la construction d’un hôtel cinq étoiles à Rangoun. Il en va de même de Total qui exploite depuis 1992 une partie du champ gazier de Yadana, au large des côtes birmanes, et qui est devenu l’un des plus importants contributeurs financiers de l’État birman. Bien d’autres entreprises françaises et européennes sont impliquées, contre lesquelles il est aujourd’hui possible et indispensable de faire campagne.

Bamars et minorités nationales

L’arrivée à l’avant-scène d’une nouvelle génération militante, ladite « Génération Z », très jeune (des lycéennes et lycéens) et la puissance du mouvement de désobéissance civile permet de poser en termes nouveaux la question cruciale des rapports entre Bamars, au centre du pays, et minorités nationales, à ses périphéries. Les autorités birmanes, y compris la Ligue nationale pour la démocratie (LND), n’ont jamais mis en œuvre de plans de développement commun. L’ethno-nationalisme bamar est très puissant, ainsi que le sentiment d’aliénation des groupes ethniques, généralement armés, qui peuplent les frontières. La question du fédéralisme n’a jamais été réglée, alors que le nom officiel du pays est Union de Birmanie ou république de l'Union du Myanmar. Les rapports entre le régime militaire et les États minoritaires sont, avant tout, rythmés par des accords fluctuants de paix ou de cessez-le-feu.

Il est possible que l’histoire dramatique et spécifique du génocide de 2017 à l’encontre des Rohingyas, population en majorité musulmane vivant dans l’État Rakhine (Arakan), puisse être enfin revisitée par les jeunes générations.

Dans l’ensemble, face au putsch du 1er février, les autorités officielles (parlements) des États nationaux sont restées attentistes. En revanche, des manifestations spontanées contre le coup d’État se sont déroulées presque partout, une partie de la jeunesse, notamment, s’identifiant au mouvement global de désobéissance civile. L’État karen est en pointe dans l’opposition à la dictature. Il est prêt à accueillir et protéger les membres clandestins du CPHR (qui représente la continuité du parlement élu). La cinquième brigade de l’Union nationale karen (KNU) est l’un des plus grands groupes armés du pays et la tension militaire s’accroît sur son territoire qui a été la cible de frappes aériennes. Dans d’autres États, les forces d’autodéfense restent en posture attentiste, mais réagissent quand l’armée assassine sur leurs territoires des manifestant.es.

Dans l’adversité, la Ligue nationale pour la démocratie s’est engagée à prendre effectivement en compte la question du fédéralisme. La Chine continue à peser sur le positionnement des États de la frontière nord. Quant à la junte, elle fait tout pour coopter les élites sociales des minorités pour se les attacher. Un bras de fer complexe est en cours dont l’issue façonnera la Birmanie de demain.

L’impératif de solidarité

L’opposition massive au putsch du 1er février a donné naissance au Mouvement de désobéissance civile (MDC) qui comprenait à l’origine le personnel soignant et la « génération Z » dont l’entrée en lutte a été immédiate, ainsi que des syndicalistes, dont les membres de la fédération CTUM qui a appelé à la grève générale du 8 février. Il constitue un cadre d’auto-organisation de la résistance qui n’est pas sous l’autorité de la LND. Sa constitution rapide montre à quel point nous sommes entrés en Birmanie dans une nouvelle période, porteuse d’une expérience fondatrice pour de nouvelles générations.

Pour qui ne connaît pas intimement le pays (ce qui est le cas de l’auteur de cet article !), il est difficile d’en comprendre toute la complexité. Cependant, des lignes de force apparaissent limpides. Dans nul autre pays aujourd’hui on ne voit à l’œuvre une dictature aussi meurtrière tentant de briser une résistance démocratique aussi exceptionnellement ample. Une situation qui implique un devoir de solidarité impératif. Pour sa part, l’association ESSF offre sur son site Internet5 une information continue sur l’évolution de la situation et a lancé un appel à la solidarité financière. Force est malheureusement de reconnaître que la solidarité en France est bien en-deçà de ce qui serait possible et indispensable – le NPA étant l’une des rares organisations s’étant effectivement engagée en ce domaine.

  • 1. Chiffres fournis par l’Association pour l’assistance aux prisonniers politiques (AAPP), une organisation non gouvernementale (ONG) locale qui recense le nombre des morts depuis le putsch et repris par le quotidien en ligne l’Irrawaddy.
  • 2. Dans cet article, le mot « Birman » désigne l’ensemble de la population de l’État et le mot « Bamar » les membres de l’ethnie majoritaire qui peuple l’essentiel du bassin de l’Irrawaddy.
  • 3. Voir l’article d’Arthur Poras dans le Monde du 23 mars 2021.
  • 4. Sigle anglais d’usage de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est.
  • 5. http://www.europe-solida…