Après l’enthousiasme de la chute du Mur le 9 novembre 1989, la réunification est menée à grande vitesse par le chancelier de droite Helmut Kohl. En quelques mois, la RDA est absorbée par la RFA et son économie réintégrée dans l’économie capitaliste occidentale. À l’Est, les conséquences pour la population sont brutales, notamment pour la classe ouvrière qui subit de plein fouet le démantèlement et la privatisation des entreprises d’État.
À l’Est comme à l’Ouest, la réunification était souhaitée par la population. Les grandes manifestations en RDA à l’automne 1989 ont révélé une aspiration profonde à faire tomber cette frontière aussi absurde que violente, qui coupait la société en deux. Les slogans souvent ironiques sur les pancartes des manifestantEs qui ont défilé à Berlin par centaines de milliers le 4 novembre exprimaient le ras-le-bol de la population de RDA contre ce régime sclérosé qui osait se revendiquer du peuple. « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le peuple ») ou « Wir sind EIN Volk » (« Nous sommes UN peuple ») : la réunification était une réelle aspiration populaire, tout comme la revendication « Des privilèges pour tous ! » qu’on pouvait lire sur les pancartes. Mais comment y parvenir ?
Un processus contrôlé par le sommet
La RFA, ses libertés démocratiques et son économie florissante avaient de quoi séduire, d’autant que les AllemandEs de l’Est voyaient davantage les supermarchés remplis que la dure exploitation des travailleurEs, notamment immigrés. Et surtout, en l’absence d’autres perspectives politiques, il n’y avait guère d’autre option apparente que de se fondre dans le moule de la RFA. En effet, ceux qui ont dirigé le mouvement n’étaient autres que les cadres « réformateurs » du régime, qui sentaient la fin proche et cherchaient à se recycler. Ils participaient aux manifestations, parlaient dans les meetings… sans forcément susciter d’engouement, mais sans rencontrer d’opposition sérieuse.
En face, les autres organisateurs du mouvement ne proposaient guère mieux : des manifestations silencieuses appelées par les églises (des lieux de réunions pratiques !) comme à Leipzig ou des meetings du Neues Forum (« Nouveau Forum »). Ce groupe plutôt démocrate et libéral a été à l’initiative de plusieurs actions, mais n’a jamais vraiment assumé le rôle de direction du mouvement, malgré une influence certaine à l’automne 1989. Car ce qu’il revendiquait, les « réformateurs » du régime le proposaient aussi : défaire par en haut ce qui avait été instauré par en haut (nationalisations, planification, contrôle de l’économie…). Tous parlaient de libéraliser le régime et d’élections libres, sur le modèle de la RFA. Ce n’était pas la revendication de la mobilisation populaire qui était large et profonde, mais la direction qui lui a été donnée, faute d’autres perspectives. Personne n’a mis en avant les intérêts des travailleurEs, pour qu’ils et elles prennent leurs affaires en main face aux futurs ex-bureaucrates de l’Est et aux capitalistes de l’Ouest.
Les nouveaux cadres de RDA ont surfé sur le mouvement pour préserver leurs intérêts dans un régime en panne qui n’en avait plus pour longtemps, quitte à faire tomber le Mur. Mais à la fin, c’est l’Allemagne de l’Ouest qui a gagné. Dès le mois de décembre, le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne – au pouvoir depuis 1946) se transforme en PDS (Parti du socialisme démocratique). En parallèle, les syndicats et partis de l’Ouest s’engouffrent dans la brèche et s’assurent de garder le contrôle de la situation.
Cette « révolution tranquille » est bien contrôlée. Nulle part les travailleurEs ne parviennent à faire entendre leur voix en s’organisant pour exprimer leurs revendications. En un sens, la population a été victime des événements et n’a pas pu vraiment peser dessus. Les causes sont profondes : illusions dans la démocratie occidentale, perte de traditions de lutte… Le résultat de la politique des staliniens qui a stérilisé le mouvement ouvrier, liquidé ses organisations, ses militantEs combatifs et décrédibilisé les idées communistes en imposant cette caricature stalinienne qu’était la RDA.
Aux élections de mars 1990 dans l’ex-RDA, la CDU du chancelier Helmut Kohl remporte presque 50 % des voix en se faisant le chantre d’une réunification rapide et réussie. Les autres partis sont balayés, y compris le Neues Forum, incapable d’incarner une alternative. Le PDS se maintient dans quelques régions, signe d’une certaine méfiance à l’égard de ce « Tournant » opéré par en haut. Il y avait en effet de quoi être méfiant !
Les capitalistes de l’Ouest à la manœuvre pour liquider l’économie est-allemande
De fait, la réunification est une belle opération pour les capitalistes de l’Ouest. Ils prennent déjà une revanche politique sur le prétendu « socialisme », et en tirent surtout de gros bénéfices. L’économie de la RDA avait beau être un peu dépassée, elle disposait néanmoins d’un appareil productif considérable dans le secteur de l’industrie lourde étatisée. Le patronat de l’Ouest lorgnait sur ces moyens de production, autant que sur les possibilités d’exploiter la main-d’œuvre d’ex-RDA et de réinvestir son arrière-pays historique : les pays de l’Est. Début 1990, la bourgeoisie fait l’inventaire de ce qui peut être récupéré et prépare la privatisation des très nombreuses entreprises nationalisées.
L’Allemagne réunifiée va se doter d’une agence spéciale, la Treuhandanstalt (agence fiduciaire), chargée de la privatisation de l’économie est-allemande. En moins de 5 ans, 8 000 entreprises sont privatisées et près de 4 000 liquidées. Cette Treuhand va démanteler les anciens « combinats » : 432 gigantesques entreprises d’État qui vont être privatisées en juillet 1990 et découpées en 12 000 entreprises plus petites, qui sont ensuite vendues à très bas prix à des investisseurs de l’Ouest. Certaines ventes sont fortement subventionnées : les chantiers navals du Mecklembourg au Nord, le complexe sidérurgique Eko Stahl (aujourd’hui ArcelorMittal) à Eisenhüttenstadt ou la raffinerie de Leuna (qui appartient désormais à Total). La Treuhand offre des subventions énormes aux capitalistes qui reprennent ces boîtes, pour éviter (ou retarder) la crise sociale. C’est donc l’argent public qui est utilisé pour réunifier les économies, entraînant une détestation commune de cette Treuhand à l’Est et à l’Ouest. Mais également le préjugé que les Ossis (ceux de l’Est) ont coûté cher aux Wessis (ceux de l’Ouest). Paradoxaement, cette privatisation a en effet coûté pas mal d’argent à la collectivité.
Certains ont parlé de colonisation de l’Est par l’Ouest, notamment des partis de gauche, car ces privatisations ont en premier lieu bénéficié aux capitalistes qui attendaient leur heure en RFA. Mais les anciens cadres de l’Est se sont aussi recyclés à la tête des anciennes entreprises d’État : plusieurs milliers d’entre elles sont passées sous leur contrôle (Management Buy-Out, MBO). Ces bureaucrates staliniens devenus capitalistes ont su s’en sortir malgré la concurrence. Pour les travailleurEs de l’Est, c’est une autre histoire…
Une réunification sur le dos des travailleurEs
CertainEs sont partis, mais le principal fléau fut le chômage : l’industrie est passée de 3,3 millions à 800 000 salariéEs entre 1988 et 1994, date de la fin des privatisations. Dans les régions de l’ex-RDA, la population active est passé de 10 millions à 6,5 millions en 30 ans. Dans les années 1990, le taux de chômage officiel avoisinait les 20 % dans les régions de l’Est. Les salaires y ont été augmentés, mais sont longtemps restés bien en-dessous de ceux de l’Ouest… car les salariéEs n’étaient pas assez productifs, selon les patrons !
Les prix ont flambé à partir de 1990 avec la réunification monétaire et la fin des subventions. Certes il y avait désormais des produits dans les supermarchés, mais les travailleurEs n’avaient pas les moyens de se les procurer ! L’espoir de pouvoir consommer comme en Occident s’est un peu dissipé, même si les bananes n’étaient désormais plus des marchandises rares réservées à l’élite… Encore aujourd’hui les conséquences économiques de la réunification et la pauvreté se voient dans les régions de l’ex-RDA. L’industrie a été liquidée dans plusieurs Länder. Le taux de chômage officiel y est plus élevé : 6,5 % contre 4,7 % à l’Ouest.
Voilà pourquoi (et contre quoi) il aurait fallu que les travailleurEs s’organisent. Mais les syndicats de l’Ouest se sont très vite installés à l’Est pour maintenir l’ordre et encadrer les mouvements de protestation, qui sont restés limités. Il y a pourtant eu des luttes ouvrières contre les fermetures d’entreprises, qui ont souvent mobilisé l’ensemble de la population à l’échelle locale. En 1993, dans la petite ville de Bischofferode (en Thuringe), une mine de potasse est occupée par les salariéEs pour résister à la fermeture d’un site pourtant rentable. Si ce mouvement rencontre un certain écho auprès des autres salariéEs confrontés aux mêmes problèmes, il ne parvient pas à s’élargir. Les entreprises ferment les unes après les autres et l’amertume s’accroît à l’Est, en même temps que les écarts avec l’Ouest demeurent en termes de niveau de vie, de taux de chômage...
« Ostalgie »
Cette réunification à la sauce capitaliste a laissé des traces dans les têtes. L’Ostalgie (nostalgie de l’Est) ne signifie pas l’adhésion au régime de la RDA, mais un malaise profond d’une partie de la population. Ce malaise a pu s’exprimer à quelques occasions dans la rue, notamment en 2004, quand des manifestations contre les réformes anti-ouvrières dites « Hartz IV » menées par le gouvernement SPD de Schröder sont organisées tous les lundis, comme à l’automne 1989. Mais sans lendemain.
Certes, des pauvres il y en a partout en Allemagne, y compris dans l’Ouest riche ou en Bavière. Et il y a aussi des riches à l’Est. Mais la réunification a été brutale et c’est la classe ouvrière qui en a payé le prix, surtout à l’Est. Ce malaise demeure et faute d’autres perspectives, il s’exprime parfois électoralement par le vote pour Die Linke ou l’AfD. Les marches du lundi et le slogan « Wir sind das Volk » ont été récupérés par l’extrême droite xénophobe, qui a trouvé là un terreau fertile pour opposer les immigréEs aux « vrais » AllemandEs et diviser les travailleurEs. Pourtant, cette classe ouvrière a derrière elle une longue tradition de lutte, qu’elle pourrait bien retrouver afin de prendre cette fois-ci ses affaires en main et défendre ses intérêts, qui sont ceux de tous les travailleurEs d’Allemagne, immigrés ou non, de l’Est comme de l’Ouest. Car derrière ce « peuple », il y a surtout une seule et même classe ouvrière. L’avenir lui appartient.
Chris Miclos