La Découverte, coll. Zones, 2024, 20,50 euros.
Cédric Durand et Razmig Keucheyan explorent ce que pourrait impliquer une vraie «bifurcation», c’est-à-dire une transition vers un écosocialisme. Les deux auteurs affichent d’emblée la nécessité d’une rupture avec un «capitalisme industriel, productiviste et consumériste [qui] n’est pas compatible avec la préservation d’écosystèmes vivables pour les humains» tout en mettant à juste titre en garde : «changer de système ne se fait pas en claquant des doigts».
Limites planétaires et délibération sur les besoins
La première partie de l’ouvrage traite de la crise écologique et souligne l’impuissance du marché à y faire face. Quant aux interventions actuelles de l’État, elles visent essentiellement à « verdir » l’existant sans modification réelle de la structure productive et du mode de satisfaction des besoins. Il est en fait nécessaire de politiser l’économie ; le capitalisme sait d’ailleurs parfois le faire en cas de guerre en fixant à l’appareil productif des objectifs en nature (des canons, des tanks…). La transition écologique suppose de prendre en compte les « limites planétaires » : pour ne pas épuiser les écosystèmes, il faudra des choix fondés sur une hiérarchie des besoins politiquement définie.
Les besoins sont le sujet de la deuxième partie. «Le capitalisme fabrique des besoins qui nous conduisent dans le mur» par la publicité et l’obsolescence. Il est nécessaire que ce ne soit plus la production qui gouverne les besoins mais l’inverse. « Les besoins doivent devenir matière à délibération démocratique ». Les auteurs fournissent des principes permettant de distinguer entre besoins artificiels et besoins réels ; le besoin réel est défini comme tel par la personne sous réserve que sa satisfaction soit compatible avec deux principes : soutenabilité au regard des équilibres écologiques et égalité. Reprenant des débats économiques de la première moitié du 20e siècle, Durand et Keucheyan reviennent sur la viabilité d’une planification économique non monétaire, en nature combinant optimisation des conditions de vie et efficience technique. Et affirment sa possibilité.
Processus démocratique
La troisième partie vise à adosser la future planification écologique à l’existant, c’est-à-dire à des instruments et expériences imparfaits ou partiels mais qui fournissent des «germes du possible». Les expériences passées de planification visaient à accélérer la croissance économique, «aujourd’hui, il faut planifier la décroissance de l’impact biophysique des activités humaines». Les auteurs insistent sur le fait que, durant la « période spéciale » de transition, l’emploi devra être garanti, non seulement pour celleux qui sont en emploi mais aussi pour les chômeurEs.
La quatrième partie tente de répondre à la question : «gouverner par les besoins, mais comment ?». Il s’agit de conjurer le risque de «dictature sur les besoins par des bureaucrates». Les auteurs utilisent l’expression de «fédéralisme écologique» pour nommer le processus démocratique d’expression et de décision au niveau le plus bas possible tout en s’assurant que sont respectés les principes de soutenabilité et d’égalité. À cette fin un échelon central sera amené à intervenir.
Et le refus des classes dominantes ?
Ce livre a le mérite d’aller au-delà des slogans pour explorer les voies d’un futur souhaitable même si Marx s’est toujours refusé à «faire bouillir la marmite de l’avenir». Certains passages sont plus fastidieux, voire d’une utilité discutable. On aurait pu également souhaiter que la question des inégalités, entre Nord et Sud et au sein de pays du Nord, soient évoquées moins rapidement. Enfin, la façon dont sont présentées les conditions politiques et sociales de la transition vers l’écosocialisme pose problème : elle renvoie à une analyse discutable des classes sociales et élude les capacités de refus et de résistance des dominants acharnés à préserver leurs profits et privilèges.
Henri Wilno