Publié le Mercredi 20 juin 2018 à 10h43.

68 : L’extrême-gauche et l’eau qui monte

« Les temps sont en train de changer (…) L’eau autour de vous commence à monter (…) Car le perdant d’aujourd’hui sera le gagnant de demain », chantait Bob Dylan en janvier 1964.1 C’est dans ce contexte transformé qu’agissent des « groupuscules » qui, dans la France de l’avant-1968, représentent avant tout une espérance.

Malgré leur faiblesse globale et leurs divisions, les courants révolutionnaires avaient réussi à jouer un rôle non négligeable à certains moments cruciaux. D’abord, dans la grève de Renault en 1947 qui avait ébranlé l’Union nationale de la Libération. Ensuite, dans la solidarité avec la lutte du peuple algérien. Plus récemment, ils ont dénoncé le ralliement du PCF dès le premier tour des présidentielles de 1965 à l’opération politicienne de François Mitterrand et se sont investis dans la solidarité militante avec la lutte des Vietnamiens contre l’impérialisme américain.

La gauche officielle reste essentiellement bipolaire, clivée entre un parti socialiste pro-américain et qui avait été au gouvernement pendant la guerre d’Algérie, et un parti communiste dominant dans le monde ouvrier, très peu déstalinisé, totalement suiviste par rapport à l’URSS et en même temps à la recherche d’une unité avec les socialistes. Face à cette gauche, les groupes d’extrême-gauche maintiennent, de façons diverses, trois idées-forces : la notion d’un socialisme autre que celui qui prétend exister en URSS et chez ses satellites,  l’internationalisme, la nécessité d’une révolution pour en finir avec le capitalisme.

Le bilan de l’activité des courants révolutionnaires avant 68 n’est donc pas nul. Néanmoins, toutes les fractures de l’histoire du mouvement ouvrier se reflètent dans ces petits groupes, au recrutement surtout intellectuel. Pendant des années, leur isolement a été accru par l’hostilité sans faille que leur témoignait le parti communiste, visant à annihiler toute expression indépendante de leur part. Les militants d’entreprise étaient marginalisés, exclus de la CGT, voire dénoncés au patron ; les activités publiques des organisations (réunions, distribution de tracts, ventes de la presse)  se réalisaient sous la menace permanente de l’intervention de « gros bras » staliniens. Sur le plan syndical, une présence ouverte de l’extrême-gauche n’était guère possible qu’au sein de la FEN (Fédération de l’éducation nationale) avec la tendance Ecole émancipée et, moyennant parfois certains compromis, au sein de Force ouvrière (où l’on retrouvait des anarcho-syndicalistes et des trotskystes « lambertistes » – voir ci-dessous).

 

Un nouveau contexte

On ne comprendrait pas le regain de l’influence diffuse ou directe de l’extrême gauche, dès avant 1968, si on ne tenait pas compte d’un contexte qui, dans les années 1960, commence à se renouveler sur plusieurs plans pour créer, en particulier dans la jeunesse, quelque chose dont la chanson de Bob Dylan est l’expression et qui ressemble à « l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime » évoqué par Trotsky, et à concentrer ainsi la « vapeur » indispensable au mouvement.2

Sur le plan politique, on peut distinguer trois éléments essentiels : la constitution du PSU (parti socialiste unifié), la fragmentation du mouvement communiste (stalinien) international et le développement élargi d’une conscience anti-impérialiste. Si le PSU figure dans cette énumération, c’est parce qu’au début des années 1960, alors que les organisations révolutionnaires sont encore très faibles, ce parti accompagne le refus radical de la guerre d’Algérie, est un lieu de confrontation des idées sur la transformation sociale nécessaire, et aussi de radicalisation militante (le PSU est ainsi la première adhésion politique d’Arlette Laguiller).3 Aux côtés des courants moderniste (dont une des principales figures est Michel Rocard) et unitaire (pour l’unité entre socialistes et communistes), y existe une tendance « socialiste révolutionnaire » animée par des militants issus des courants trotskystes qui mènent dans le PSU un travail idéologique ainsi qu’un investissement dans le secteur entreprises.4 En 1964, les principaux animateurs du courant S-R quittent le PSU mais cela ne signifie pas la fin d’une gauche au sein de ce parti, ni même de la référence au marxisme révolutionnaire, notamment au sein de son organisation étudiante (les ESU) à laquelle appartient Jacques Sauvageot (principal animateur de l’UNEF en mai 68).

Par ailleurs, deux des plus grands partis communistes se distancient de l’URSS. En 1964, après des années de frictions, le PC chinois rompt totalement avec l’URSS, accusée d’être devenue « révisionniste » et « social-impérialiste ». Par ailleurs, de façon plus feutrée, depuis la fin des années 1950, le PC italien a commencé à soutenir la nécessité d’un « polycentrisme » du mouvement communiste international, tout en manifestant une plus grande ouverture vis-à-vis des courants critiques ; le contraste est fort avec le PCF, toujours  crispé sur sa fidélité à l’URSS.

Ceci, dans un contexte international marqué d’abord par la guerre d’Algérie, puis par la révolution cubaine, le coup d’Etat des colonels grecs (avril 1967) et la lutte du peuple vietnamien. Des secteurs significatifs de la jeunesse révoltée par la barbarie impérialiste se forgent une conscience internationaliste démarquée de  la politique du PCF qui se contente d’appeler à la « paix au Vietnam ». Ces tensions se réfractent tout particulièrement dans l’Union des étudiants communistes où vont s’affronter, outre les fidèles à la ligne du PCF, « italiens », prochinois et fraction de gauche qui donnera naissance à la JCR (voir ci-dessous).

Sur le plan idéologique, la pensée marxiste connait un regain de vivacité, polymorphe et indépendant des normes fixées par le PCF. Il serait trop long d’en développer les divers aspects mais des terrains de confrontation (cercles de discussion, revues...) existent où peuvent se confronter les divers courants et personnalités. En 1960 ont été fondées les éditions François Maspero : pratiquement tout ce qui compte dans le renouveau de la pensée marxiste, sur le plan de la sociologie, de l’économie et de la politique y sera édité.

François Maspero publie la revue « Partisans », et d’autres revues comme « Les Temps modernes » contribuent au débat idéologique. Une autre composante importante de la pensée critique est la dénonciation des différentes  formes d’oppression du monde moderne, de l’aliénation dans un genre de vie capitaliste (où « on perd sa vie à la gagner »), à quoi s’ajoute la dénonciation du conservatisme gaulliste en matière de morale et de mœurs.

Il y a bien sûr aussi le réveil des luttes ouvrières à partir de la grande grève des mineurs de 1963. Ceci alors que les restructurations industrielles se multiplient, que les salaires ouvriers sont particulièrement bas, que les horaires dépassent 48 heures par semaine et que les conditions de travail restent dégradées (en 1968, on recense 2,5 millions d’accidents du travail pour une population salariée active de 16,5 millions de personnes).5 La peur du chômage augmente. A partir de 1966, des conflits locaux, durs et prolongés, éclatent dans diverses régions (avec à Caen, en janvier 68, des affrontements entre jeunes ouvriers et police).

Enfin, si l’Université reste peu ouverte aux enfants d’ouvriers et d’employés, nombreux sont les étudiants issus des « couches moyennes » qui s’inquiètent pour leur avenir, mettent en cause la structure de l’enseignement qui favorise « les héritiers » (selon le titre d’un ouvrage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron paru en 1964), d’autant que le pouvoir projette de renforcer la sélection.

 

Les « groupuscules »

Effectivement, « les temps sont en train de changer » et les arguments de l’extrême gauche deviennent plus audibles. Il est impossible de faire ici un panorama complet de ses composantes ; on se limitera aux courants existant nationalement et préoccupés d’une intervention militante suivie (ce qui laisse de côté, soit des groupes idéologiques comme les situationnistes, soit des organisations dont l’action avait été significative mais était alors en fort recul, comme la Voie communiste qui s’était illustrée dans la solidarité active avec le FLN algérien).

Les anarchistes sont les héritiers d’un des plus vieux courants du mouvement ouvrier français. Ils défendent, avec plus ou moins d’énergie selon les groupes, la grève générale insurrectionnelle et l’autogestion et sont par ailleurs les premiers à mettre en avant le thème de la libération sexuelle. Ils sont divisés par des problèmes d’organisation (quel degré de centralisation faut-il accepter ?) et par le rapport au marxisme. Les groupes les plus significatifs sont la Fédération anarchiste, l’Organisation révolutionnaire anarchiste, plus dynamique et présente chez les étudiants, et les « anarchistes-communistes ». Ces derniers publient la revue « Noir et Rouge » et s’inspirent aussi de Rosa Luxemburg ; ils prônent la création de conseils ouvriers ; Gabriel Cohn-Bendit est alors lié à ce courant.

 

Les trotskystes

Trois principales organisations se réfèrent au trotskisme. Voix ouvrière (VO) est centrée sur l’implantation dans les entreprises : c’est d’ailleurs par cette priorité qu’elle justifie son existence. Un texte de novembre 1967 intitulé « De la méthodologie organisationnelle »6 souligne ainsi qu’après la mort de Léon Trotsky, « les organisations trotskystes officielles allaient se révéler totalement incapables de se lier aux masses. Non parce qu’elles se réclamaient du trotskysme, mais parce que leur pratique organisationnelle, leur conception donc du travail nécessaire, étaient étrangères au bolchevisme » et à la  nécessité d’un « travail systématique, régulier et quotidien dans les entreprises ».7

A la veille de 68, la VO est effectivement présente dans quelques-unes d’entre elles, notamment Peugeot à Sochaux. En 1966, une note des Renseignements généraux (citée par Xavier Vigna8) estime à une quarantaine le nombre des bulletins d’entreprise liés à cette organisation. Par contre, la conception de la VO de la « centralité ouvrière » ne se traduit pas seulement en termes organisationnels mais aussi par une forte réserve vis-à-vis des mouvements concernant la « petite bourgeoisie » (donc le mouvement étudiant à ses débuts) et des luttes de libération nationale (son soutien à l’indépendance algérienne ne s’est pas accompagné d’un appui concret aux organisations nationalistes).

La FER (Fédération des étudiants révolutionnaires) est l’émanation de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) « lambertiste » (du nom de son principal dirigeant, Pierre Lambert). L’OCI est présente dans quelques entreprises et administrations, notamment en Loire-Atlantique : un de ses militants, Yves Rocton, est secrétaire d’une section FO à l’usine Sud-Aviation de Bouguenais, qui sera une des premières entreprises à poursuivre la grève au lendemain du 13 mai 1968. La FER poursuit un travail d’implantation dans l’UNEF et se caractérise par son sectarisme et sa brutalité  vis-à-vis des autres courants. Selon Benjamin Stora, qui fut membre du comité central de l’OCI, ses dirigeants aimaient à dire qu’il faut « savoir utiliser contre le stalinisme les méthodes du stalinisme », mais l’utilisation de méthodes musclées allait bien au-delà et était fréquente contre des militants non-staliniens mais caractérisés comme des ennemis de l’OCI.9

La JCR (jeunesse communiste révolutionnaire) est née en 1966 : ses premiers militants ont été expulsés de l’Union des étudiants communistes (et ont été rejoints par des membres de l’organisation étudiante du PSU) mais ses principaux dirigeants étaient déjà en relation avec le Parti communiste internationaliste (PCI), section française de la IVe Internationale. La JCR est quasi exclusivement présente dans la jeunesse scolarisée, même si elle essaie de s’élargir aux jeunes travailleurs et développe une intervention en direction des entreprises ; quant au PCI, son implantation ouvrière, faible mais significative après la guerre et au début des années 1950, s’est totalement effritée au fil des débats internes tendus et des scissions : « à chaque scission, nous avons perdu des militants, et essentiellement des ouvriers », souligne ainsi Michel Lequenne.10

Sa faiblesse n’a pas empêché le PCI (et des jeunes de la future JCR) de développer un soutien actif et concret à la lutte des Algériens. Tout en se référant à l’héritage trotskyste, la JCR est ouverte aux autres expériences révolutionnaires, notamment Cuba (la presse la qualifie tantôt de groupe trotskiste, tantôt de groupe castriste11) ; elle  impulse la solidarité avec le peuple vietnamien au sein du Comité Vietnam national. Si la VO et l’OCI se caractérisent (de façon différente) par une grande rigueur organisationnelle  (et, mais c’est un autre débat, par une vision rétrécie de la démocratie au sein d’une organisation révolutionnaire), ce n’est pas le cas de la JCR aux dires mêmes de ses dirigeants : « par rapport aux organisations étudiantes-types, la JCR paraît hypercentralisée et disciplinée. Mais par rapport aux tâches qu’implique l’implantation ouvrière, sa rigueur organisationnelle reste dérisoire ».122

La JCR compense cette faiblesse par son activisme et sa capacité, fin 67-début 68, à se saisir « des signes avant-coureurs de mobilisations plus vastes »13 : rôle des jeunes travailleurs dans les grèves de Redon et Caen, agitation étudiante et lycéenne. Des membres de la JCR participent à la construction des Comités d’action lycéens (aux côtés de militants d’un courant, dissident du PCI, liés à un ancien dirigeant de la IVe Internationale, Michel Pablo). Les militants de l’université de Nanterre décident de s’investir au sein du Mouvement du 22 mars en alliance avec les libertaires de Daniel Cohn-Bendit (ce qui suscite un débat assez vif au sein de l’organisation). La JCR s’engage dès le départ au côté du mouvement étudiant. Mais comme l’a souligné Daniel Bensaïd, « une chose était de se faire exclure […] du PC, en expliquant que toutes les histoires sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière avaient leurs limites, autre chose de se retrouver deux ans après devant une grève générale ! »14

 

 

« La Chine est rouge »…

Les courants maoïstes, qui se proclament marxistes-léninistes, sont issus de la rupture entre la Chine de Mao et l’URSS. Le PCMLF, formé en 1967, est farouchement stalinien et a gagné de vieux militants du PCF. L’UJCML, issue en 1966 de la crise de l’UEC, a d’abord une base surtout étudiante (l’Ecole normale supérieure de Paris est un sanctuaire marxiste-léniniste) ; elle anime les Comités Vietnam de base (distincts du Comité Vietnam national). Elle a fait un tournant vers les quartiers populaires et les usines (où certains de ses militants se font embaucher – l’« établissement ») et se méfie des « petits-bourgeois » et donc du Mouvement du 22 mars à ses débuts. A la veille de mai 68, les maoïstes, dont la vénération pour la « Chine rouge » égale celle que les PC ont pu avoir vis-à-vis de l’URSS  stalinienne, pensent qu’ils ont l’avenir devant eux.

Tous les courants qui se réclament de la révolution vont, à la différence du PCF, s’investir dans le mouvement de mai-juin 68 pour le porter le plus loin possible et avec la compréhension, au-delà de leurs divergences, que l’essentiel se jouera dans la classe ouvrière. Trotskystes et maoïstes connaîtront un afflux de militants et une audience sans précédent pendant et à la suite du mouvement. Et ceci, paradoxalement, quelle qu’ait été leur attitude concrète à certains moments-clefs : aussi bien la JCR, qui a joué un rôle important dans les manifestations, que les « lambertistes », qui dans la nuit du 10 au 11 mai ont appelé à quitter les barricades, et l’UJCML toujours prompte à faire preuve de sectarisme et à traquer les déviations petites-bourgeoises. Jean-Christophe Bailly  (qui avait, pour sa part, adhéré à la JCR) a sans doute raison quand il affirme : « bien souvent, je pense, des adhésions à tel groupe plutôt qu’à tel autre, et qui se sont durcies par la suite, ont été dues au hasard : parce que tel groupe était là, parce qu’il était animé par des gens plus convaincants et plus actifs ».15 Le 12 juin 68, les organisations trotskystes et maoïstes (ainsi que le mouvement du 22 mars) sont dissoutes par le pouvoir gaulliste (la dissolution de l’OCI et de la FER seront annulées par le Conseil d’Etat). Ensuite, c’est une autre phase de leur histoire qui commence.

Henri Wilno

 

  • 1. Bob Dylan, « The Times They Are A-Changin’ ». Cité par Ludivine Bantigny, « Mai 68 – De grands soirs en petits matins », Seuil, 2018.
  • 2. « Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime (…) Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Léon Trotski, préface à l’« Histoire de la révolution russe », premier tome « Février ».
  • 3. Jean-Claude Vessillier, « Le PSU 1960-1989 : retour sur une histoire achevée... », TEAN la Revue, n° 9, avril 2010.
  • 4. Michel Lequenne, « Le trotskisme, une histoire sans fard », Syllepse, 2005.
  • 5. Alain Delale et Gilles Ragache, « la France de 68 », Seuil, 1978. 6 Lutte de Classe n° 10, novembre 1967.
  • 6. Lutte de Classe n° 10, novembre 1967.
  • 7. Cet article n’a bien sûr pas pour objet de discuter de la validité du modèle organisationnel de la VO (poursuivi par Lutte ouvrière).
  • 8. Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les années 68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • 9. Benjamin Stora, « La dernière génération d’octobre », Stock 2003 (réédité en poche en 2008 par Hachette).
  • 10. «Les trotskistes, la lutte des classes, la vie », conversation avec Michel Lequenne, https ://www.europe-solidaire.org… ?article10096
  • 11. Daniel Bensaïd et Henri Weber, « Mai 68, une répétition générale », François Maspero, 1968.
  • 12. Daniel Bensaïd et Henri Weber, op. cit.
  • 13. Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion, 2006.
  • 14. « L’événement et la durée… Retour sur Mai 68 », Daniel Bensaïd, Critique communiste n° 188, 2008.
  • 15. Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai », Seuil, 2018.