Publié le Mardi 3 mai 2016 à 12h11.

Les conseils ouvriers hongrois de 1956

En octobre 1956, la Hongrie a vu se former dans les localités et les usines de nombreux comités révolutionnaires et conseils ouvriers. Les travailleurs  hongrois renouaient ainsi avec les tendances à la gestion directe des usines et de la société qui s’étaient manifestées lors de la révolution des conseils  de 1918-1919, puis en 1944-1945 dans le contexte de la fin de la guerre (texte traduit de l’anglais par Henri Wilno).1

Le développement des conseils ouvriers en 1956 ne peut être compris que replacé dans l’histoire de la classe ouvrière hongroise. La contre-révolution et le régime chrétien-national de Horthy ont criminalisé les conseils  de travailleurs de 1918-1999, interdit le parti communiste et rejeté, au nom de la propriété privée, toutes les formes de propriétés communes. L’idéologie officielle chrétienne-nationale plaçait les revendications territoriales [sur les territoires perdus par la Hongrie à l’issue de la Première Guerre mondiale, NdTr] au centre de la politique nationale. C’est sur cette base que, plus tard, se constitua l’alliance avec l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale.

En dépit de ce long lavage de cerveau (Horthy restant au pouvoir jusqu’en 1944), la classe ouvrière industrielle, notamment les ouvriers qualifiés qui constituaient l’épine dorsale d’un mouvement ouvrier organisé d’environ une centaine de milliers de membres, était demeurée fidèle à la social-démocratie (restée légale).  Mais, simultanément, avec l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, leur équivalent hongrois et les idéologies racistes et antisémites s’implantèrent parmi les chômeurs et les couches périphériques de la classe ouvrière. A la fin de la guerre, la propagande anti-guerre sociale-démocrate et communiste trouva un écho dans les masses ouvrières et, en 1945, les idées marxistes et socialistes imprégnaient la conscience de la couche politisée (mais relativement mince) de la classe ouvrière.

Différentes formes d’auto-organisation apparurent spontanément, ce qui montrait l’existence de forces de renouveau dans la société. La destruction de la machine de guerre nazie et le renversement de l’extrême droite par les troupes soviétiques donnèrent un espace à la gauche hongroise et aux faibles forces bourgeoises antifascistes. Dans le même temps, le parti communiste, soutenu par l’URSS,  dénigrait les traditions du mouvement ouvrier hongrois et s’alignait de façon mécanique sur le modèle soviétique. Et cela s’accentua à partir de l’été 1947 avec la guerre froide.2

L’industrialisation à marche forcée dans le cadre du « socialisme d’Etat » sur le modèle soviétique entraîna la formation d’un nouveau et important prolétariat industriel, supposé être la base de classe du socialisme et la nouvelle classe dirigeante selon l’idéologie du nouveau système. En fait, cette « classe dirigeante » de « l’Etat de la classe ouvrière » a supporté tous les coûts de l’industrialisation. 

Après 1953, la « déstalinisation » engagée de mauvais cœur par la direction du PC hongrois libéra toutes les forces de la colère et de l’indignation. En 1956, l’esprit révolutionnaire jaillit avec force.

 

Les racines des conseils ouvriers

Comme dans les expériences antérieures (en Russie en 1905 et 1917, en Hongrie en 1918-1919), deux circonstances inséparables l’une de l’autre expliquent les conseils ouvriers hongrois de 1956 : la crise politique généralisée et la recherche d’une alternative nouvelle. Il s’agissait de détruire l’ancien système politique par une grève générale et de redémarrer et réorganiser la production sur une nouvelle base. La volonté de réorganisation de la production et de contrôle ouvrier s’apparente à la vieille idée de communautés de travail et à quelques caractéristiques de l’anarchisme révolutionnaire. 

Alors que les conseils ouvriers précédents se rebellaient contre le capitalisme, ceux de 1956 voulaient à la fois « socialiser » le socialisme d’Etat et s’opposer à une restauration capitaliste. A l’origine du développement des conseils, il y avait non seulement l’oppression politique et économique, le bas niveau de vie et la violation des droits humains élémentaires, mais aussi l’incapacité des groupes rivaux de l’élite du PC à adopter au moins  le « modèle polonais » comme solution de la crise politique : en fait, la direction du parti avait éclaté en fractions en lutte les unes contre les autres, tandis que les troupes soviétiques étaient menaçantes.

L’influence la plus directe sur les conseils ouvriers hongrois fut le cas yougoslave, car c’était la seule expérience contemporaine de conseils et aussi parce que la Yougoslavie pouvait être utilisée comme référence. Pour les « communistes réformateurs », les conseils ouvriers étaient porteurs d’espoir car ils montraient que les aspirations des ouvriers à gérer leurs propres affaires avaient survécu dans le cadre du système bureaucratique. La courte histoire des conseils ouvriers hongrois montre que le socialisme autogestionnaire avait des racines dans la conscience de secteurs de la classe ouvrière.

La Yougoslavie s’était libérée elle-même pratiquement sans aide soviétique et avait pu choisir sa voie ; la Hongrie, par contre, avait hérité de la variante stalinienne de socialisme d’Etat qui n’avait pas de racines dans le contexte hongrois. En dépit de cela, les forces  réactionnaires associées en 1956 au cardinal Mindszenty n’osèrent pas déclarer clairement leurs objectifs antisocialistes et avancèrent des idées confuses sur une économie mixte.

 

Une volonté de contrôler l’Etat et la production

L’héritage le plus important des conseils de 1956 est leur aspiration à un contrôle direct des travailleurs sur l’Etat et la production, organisé par en bas. Formé le 31 octobre, le « parlement » des conseils  ouvriers  regroupait des représentants de 24 grandes entreprises, les alliances paysannes de cinq comtés (équivalents des départements français, NdTr) et quelques conseils de travailleurs intellectuels. Il produisit un document détaillé sur les droits et les principes de fonctionnement des conseils qui stipulait :

« 1. Les usines appartiennent aux travailleurs. Les travailleurs versent un impôt et une part déterminée des bénéfices à l’Etat en fonction de la production de l’entreprise.

2. L’organe supérieur de gestion est le conseil des travailleurs élu démocratiquement par les travailleurs.

3. Le conseil des travailleurs élit un comité de gestion de trois à huit membres qui est l’organe permanent du conseil des travailleurs. Ce comité a aussi en charge d’autres tâches à déterminer.

4. Le directeur est un employé de l’usine. Le directeur et d’autres salariés qui occupent des postes de responsabilité sont élus par le conseil des travailleurs. Le comité de gestion doit susciter des candidatures à ces postes.

5. Le directeur est responsable devant le conseil des travailleurs.

6. Le conseil ouvrier exerce directement les pouvoirs suivants : approbation des plans de l’entreprise, détermination du fonds des salaires et de son utilisation, détermination de tous les contrats et transferts avec l’étranger, décision sur toutes opérations de crédit.

7. En cas de conflit, le conseil des travailleurs décide du début et de la fin de l’emploi de tous les salariés.

8. Le conseil des travailleurs doit approuver les comptes et il décide de l’utilisation des bénéfices restés à la disposition de l’entreprise.

9. Le conseil des travailleurs est en charge de la protection sociale des salariés de l’entreprise ».

Dans les premiers temps, l’activité politique des conseils a été surtout locale (en dehors de demandes politiques générales : retrait des troupes soviétiques, indépendance nationale, élections démocratiques). Cette activité s’élargit avec l’offensive des troupes soviétiques, le 4 novembre. A l’intérieur des conseils, se renforça l’orientation qui envisageait un système combinant autogestion ouvrière et démocratie multipartite, avec des garanties constitutionnelles protégeant les bases du socialisme contre une restauration capitaliste.

Le secrétaire d’Etat du gouvernement d’Imre Nagy, Istvan Bibo (un intellectuel renommé), reprit ce schéma le 6 novembre. Le Conseil ouvrier du grand Budapest, formé le 14 novembre, fit de même. Selon son document, après le retrait des troupes russes [revenues dans Budapest le 4 novembre, NdTr], « l’ordre social en Hongrie sera basé sur l’interdiction de l’exploitation (le socialisme), ce qui signifie concrètement la préservation de la réforme agraire de 1945 [qui limitait la taille des exploitations], le maintien de la nationalisation des mines, des banques et de l’industrie lourde, la propriété sociale des usines existantes basée sur l’autogestion ouvrière, l’actionnariat ouvrier ou le partage des profits, la possibilité de création d’entreprises privées ou de coopératives avec des garanties quant à la prohibition de l’exploitation ». L’objectif était que ce document soit ratifié par une assemblée constituante, dans laquelle les conseils auraient joué un rôle décisif.

Les syndicats, qui soutenaient le gouvernement Kadar [il s’agit ici des directions syndicales, NdTr] formé avec le soutien direct des Soviétiques, transmirent une proposition analogue au prétendu « gouvernement révolutionnaire ouvrier-paysan », dans laquelle ils recommandaient la création d’un parlement bicaméral comprenant, à côté d’une assemblée classique, un Conseil des producteurs émanant des communautés de travail. Sa tâche essentielle serait « le contrôle de la production et de la distribution. Ainsi, les producteurs directs pourraient déterminer comment l’Etat utiliserait ses revenus et comment les ressources seraient allouées. Sur les questions politiques, le Conseil des producteurs devrait avoir des droits étendus de proposition à la Chambre des représentants ».

Après le 4 novembre, Kadar continua à négocier avec les représentants des conseils ouvriers pendant des semaines, et pas seulement pour des raisons tactiques. Divers documents de l’époque montrent en effet, de la part du pouvoir, une volonté d’intégration des conseils dans un système rénové de gestion. Des fonctions assez importantes leur auraient été dévolues en matière de production. Moscou avait autorisé ces négociations.

Sous cet angle, l’évolution des négociations entre le gouvernement Kadar et le conseil ouvrier de la plus grande entreprise du pays (30 500 personnes travaillaient dans les 18 usines de l’entreprise métallurgique de Csepel) est particulièrement éclairante. Bien que les conseils de cette entreprise (c’est-à-dire le réseau des conseils ouvriers de toutes les usines, qui comprenait environ 700 membres, tous volontaires et non rémunérés pour ce rôle) aient déclaré qu’ils ne reconnaissaient pas le gouvernement Kadar et souhaitaient le retour de Nagy au poste de premier ministre, ils insistèrent comme base de négociation sur le fait que le gouvernement annonce dans les journaux et à la radio qu’il avait l’intention de se baser sur les conseils ouvriers et de confirmer leurs droits. Cette exigence fut satisfaite sur le papier dans un décret publié le 14 novembre. Ce texte donnait des droits étendus aux conseils dans la vie des entreprises.

 

La chute

Pour reprendre les mots d’un des représentants du conseil ouvrier de Csepel, il y avait une situation de « double pouvoir ». Mais, naturellement, cela ne pouvait durer. Le 22 novembre, un décret du présidium des conseils ouvriers leur donnait une large autorité dans la coordination entre la planification centrale et les plans locaux et dans la gestion des entreprises. Sur ce point, le gouvernement était prêt à un compromis avec les conseils. Mais, en fait, les questions essentielles ne trouvèrent leurs réponses que sur le terrain politique.

Ni le conseil ouvrier du Grand Budapest, ni les conseils ouvriers en général n’acceptèrent les tentatives gouvernementales de compromis qui cantonnaient les institutions ouvrières à la gestion économique. Janos Kadar déclara ainsi que les conseils ouvriers devaient gérer les entreprises mais en aucun cas se mêler de politique. La consolidation du pouvoir de Kadar diminua progressivement le rôle des conseils, coincés entre les ministères et les cadres d’entreprise (eux aussi soumis aux ministères). 

Le conseil ouvrier du Grand Budapest, pour assurer son autorité, organisa des grèves considérées comme intolérables par le gouvernement Kadar (et les dirigeants soviétiques derrière lui). Le PC, réorganisé sous le nom de Parti socialiste des travailleurs de Hongrie, se renforça graduellement dans les entreprises. Le 9 décembre, le gouvernement interdit les conseils ouvriers régionaux et leurs dirigeants furent arrêtés. Le 11 décembre, Sandor Racz, le dirigeant du conseil ouvrier central fut arrêté et le gouvernement, en réponse aux grèves et manifestations, renforça la répression.

Le rapport de force entraîna une situation d’affrontement à l’issue de laquelle disparurent de l’horizon tant une nouvelle organisation du pouvoir qu’un socialisme avec pluralité des partis. Jusqu’au dernier jour, les conseils ouvriers continuèrent cependant d’affirmer, tant face au gouvernement qu’à ceux qui aspiraient à une restauration de la bourgeoisie, que « les usines et la terre appartiennent au peuple et nous ne les rendrons jamais à personne ».  La logique des luttes pour le pouvoir (et le refus des Soviétiques de tolérer une « seconde Yougoslavie ») conduisit à la restauration du « socialisme d’Etat » et du système de parti unique, et anéantirent les aspirations spontanées à mettre en pratique de nouvelles formes de socialisme et même à laisser aux conseils ouvriers hongrois le rôle pourtant restreint de leurs homologues yougoslaves.

L’expérience hongroise montre que les conseils ouvriers étaient capables de gérer la production et de commencer à construire un système socialiste autogestionnaire. Les expériences locales ne pouvaient cependant survivre longtemps dans le contexte politique de l’époque. Il convient de souligner que le contre-pouvoir représenté par les conseils ouvriers a été rejeté aussi bien par le système de parti unique que par le système pluripartiste restauré à la fin des années 1980. Les élites au pouvoir qui ont célébré le 50e anniversaire du soulèvement d’octobre [en 2006, NdTr] ont refusé de prendre en compte l’héritage des conseils et ont ainsi falsifié l’aspect réellement socialiste de ce qui s’est passé en 1956.

Tamas Krausz

 

  • 1. Ce texte est initialement paru en 2014 en Hongrie. Certains développements ainsi que les notes n’ont pas été reproduits. Les intertitres sont de la rédaction de l’Anticapitaliste.
  • 2. Le parti communiste était minoritaire (il obtint 17 % des voix aux élections de 1945 et, bien qu’arrivé en tête, 22 % à celles de 1947) mais pouvait compter sur le soutien des Soviétiques, qui firent comprendre aux autres partis qu’il était hors de question de gouverner sans les communistes. Pour assoir son pouvoir, le PC appliqua ce que son chef Rakosi dénomma « tactique du salami » : formuler des exigences d’abord limitées, puis de plus en plus importantes. Fin 1948, le PC contrôlait totalement l’Etat : les partis de la bourgeoisie et de la paysannerie avaient disparu, le parti social-démocrate était contraint de fusionner avec le PC et les groupes communistes dissidents étaient mis au pas (note de l’Anticapitaliste).