Nadav Joffe est paysagiste, il milite à Tsedek!. En 2017 et 2018, il a co-écrit avec Adèle Ribuot deux articles passionnants sur l’enjeu des forêts et des arbres dans la politique coloniale israélienne, publiés sur le site Orient XXI : « Les forêts, piliers de la colonisation en Palestine » et « Israël-Palestine, des arbres qui cachent la colonisation ». Ils y expliquent notamment que « l’afforestation a joué un rôle discret, mais important, dans l’histoire de l’appropriation des terres palestiniennes. » Le premier article faisait suite à ce qui était à cette date le plus grand incendie de l’histoire d’Israël, qui avait ravagé les forêts environnant Haïfa en 2016. A l’occasion de la nouvelle flambée d’incendies qui a touché le territoire ces derniers jours, il nous a semblé utile de le solliciter pour en éclairer les enjeux politiques. Propos recueillis par Olivier Lek Lafferrière
Il y a eu d’importants incendies ces derniers jours en Israël, est-ce que vous pouvez d’abord nous dire de quelle ampleur ils sont, quelles zones ils ont touché ?
Les feux de forêt se sont déclarés près de Latroun et se sont étendus dans un territoire que l’Etat israélien a nommé “corridor de Jérusalem”, dans le giron de la guerre de 1948, afin de désigner la partie occidentale des montagnes de Jérusalem traversée par la seule route reliant la côte à la ville. Ce territoire, où vivaient une part importante de la population palestinienne avant la guerre, était vivement convoité par les institutions sionistes. Le KKL (Keren Kayemet Le’Israel ou Jewish National Fund), un fond de l’Organisation Sioniste Mondiale en charge de l’acquisition des terres depuis le debut du XXème, a organisé la plantation de grandes forêts dans ce territoire avant et après la fondation de l’Etat d’Israël, transformant complètement le paysage de garrigue des montagnes en monts boisés.
L’incendie a débuté le 30 avril et s’est répandu pendant 2 jours, alors qu’allaient avoir lieu des journées de commémorations nationales en Israël — Yom HaZikaron (à la mémoire des soldats morts pour la nation), suivi de la fête d’Indépendance israélienne — et que le roman national autour de la guerre de 48 est célébré tous les ans par les autorités israéliennes dans différents lieux dudit “corridor”. Plusieurs cérémonies ont du coup été annulées ou reportées.
Les incendies ont fait la une des médias et ont suscité de vives inquiétudes, y compris à l’international, puisqu’on pouvait y lire que les flammes menaçaient désormais Jérusalem. Plusieurs pays occidentaux ont d’ailleurs rapidement répondu aux appels à l’aide du gouvernement israélien et Emmanuel Macron a exprimé la solidarité de la France et a même proposé un soutien matériel.
Les feux ont finalement été maîtrisés et ont au total détruit plus de 2 000 hectares de forêts et de grands parcs nationaux tel que le Parc Canada (soit à peu près l’équivalent des superficies du bois de Vincennes et du bois de Boulogne).
On a vu, chez les israéliens, beaucoup de réactions qui affirment que ce sont des incendies volontaires, allumés par les Palestiniens, dans une sorte d'intifada par le feu. Est-ce que cette thèse a le moindre fondement, la moindre crédibilité ? Et qu’est-ce que ces réactions disent de la société israélienne ?
Oui, nous avons en tête cette vidéo postée sur les réseaux et montrant un pompier israélien, debout devant une forêt calcinée, hissant le drapeau d’Israël et déclarant : “Le jour de notre indépendance – partout où ils ont mis le feu, nous poursuivrons la plantation et la reconstruction !”. Avant même que les feux ne soient éteints, des figures politiques israéliennes ont accusé les Palestiniens de les avoir causés. Et même si dans leurs communications les pompiers ont formellement écarté l'hypothèse d’un incendie volontaire - ils n’ont à ce jour trouvé aucune preuve et supposent que les feux étaient dus à la négligence de randonneurs - ça n’a pas empêché le Premier ministre Benjamin Netanyahu de lancer des accusations : “ Nos voisins qui prétendent aimer ce pays sont préparés, avec leurs incitations, avec leur propagande… Nous sommes des amoureux de la terre, nous protégeons la terre”. Il a ajouté que la police avait arrêté 18 suspects - il s’est avéré qu’il s’agissait d’une fausse information. Le ministre de la Sécurité intérieure, Itamar Ben Gvir, a attribué ces incendies à des “allumages nationalistes”, déclarant à la radio : “la raison de ces incendies, ce sont des gens qui nous détestent, vous et moi”.
C’était déjà le cas lors des grands incendies de 2016 - qui ont marqué le point de départ de notre étude sur l'afforestation sioniste en Palestine - les feux sont systématiquement instrumentalisés par les autorités israéliennes pour diffuser un discours belligérant, nationaliste, et enraciné dans un éthos colonial. Selon celui-ci, les populations indigènes abimeraient le territoire et ces incendies criminels seraient bien la preuve de leur faible attachement émotionnel à la terre. Ces incendies sont bien sûr l’occasion de criminaliser les palestiniens et faire d’eux des suspects permanents : en 2016, certains ministres avaient parlé d’”intifada des flammes”, ou encore d’un “nouveau type de terrorisme”.
Il est important de souligner qu’à ce jour, aucune plainte n’a été déposée pour incendie motivé par des raisons politiques et il faut également bien garder en tête que le mythe de “l’arabe incendiaire” est un produit des histoires coloniales, utilisé par exemple par les autorités françaises en Algérie à des fins répressives. Et cette instrumentalisation des incendies de forêt pour accuser des minorités n’est pas exclusive au contexte colonial en Palestine. En Turquie, par exemple, le président Erdogan a déjà accusé les Kurdes d’en être responsables. En Europe, les réfugiés sont régulièrement pointés du doigt, et en Californie, certains discours délirants ont même attribué la responsabilité des feux à la présence jugée excessive de personnes LGBT au sein des sapeurs-pompiers.
Est-ce que ces feux de forêts pourraient malgré tout avoir été volontairement provoqués pour des raisons politiques ? Ils peuvent en tout cas constituer un moyen de résistance comme un autre. On se souvient des cerfs-volants incendiaires lancés depuis la bande de Gaza en 2018, suite aux répressions israéliennes de la Grande marche du retour, qui avaient brûlé des centaines d’hectares de champs et de forêts.
L’aménagement du territoire et l’administration de la nature constituent un front de guerre en soi en contexte colonial, contre l’histoire, les pratiques et modes de vie des populations indigènes. Tout en étant le théâtre symbolique de l’affirmation de la souveraineté, le territoire organise concrètement les rapports de domination - et il est logique que la résistance s’organise aussi sur ce terrain et contre lui.
Comment expliquer ces incendies et leur ampleur du coup, d’après vous ? Est-ce qu’il y a des facteurs structurels qui peuvent fournir des éléments ?
Les incendies sont fréquents dans cette région, comme dans l’ensemble du pourtour méditerranéen. Cela s’explique en grande partie par le climat, la sécheresse, la gestion de la végétation et les moyens consacrés à la lutte contre le feu.
Cependant, on ne peut comprendre pleinement le phénomène des incendies en Israël-Palestine sans tenir compte de l’histoire coloniale. Le mouvement sioniste a profondément transformé le paysage et le territoire de la Palestine - grâce en partie à la plantation de forêt - dans l’objectif de l’adapter à des représentations et modèles productifs européens, et d’effacer la géographie indigène et ses modes de vie.
Vous avez travaillé sur cette question des forêts, des arbres, du type d’essence qui a été planté, en analysant ces enjeux d’un point de vue politique. Est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Comme on l’a déjà mentionné, le KKL était chargé d‘acheter des terres en Palestine et de les gérer afin de garantir qu’elles soient la propriété du peuple juif. Parmi les moyens mis en place, l’arbre est un outil parfait car il s'appuie sur la législation ottomane (reprise par les britanniques pendant le mandat) qui accorde un rôle particulier à l’arbre dans la garantie de la propriété d’une parcelle. Planter un arbre revient alors à planter un drapeau et à revendiquer sa souveraineté sur une partie du territoire.
Après avoir un temps préféré l’Eucalyptus, le KKL a peu à peu opté pour la monoculture de pins d’Alep - un choix réfléchi par une science forestière, alors en dialogue avec d’autres experts en poste dans divers territoires colonisés par les puissances européennes, tels que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Nord ou encore la Californie. Bien souvent, les scientifiques et administeurs engagés dans l’entreprise sioniste avaient auparavant fait leur armes dans ces colonies. Et les pins désormais plantés par le KKL avaient par exemple déjà été utilisés dans les années 1860 par la Ligue de Reboisement Française en Algérie.
Cette essence offre plusieurs atouts qui la rendent particulièrement adaptée aux objectifs du mouvement sioniste. Le pin d’Alep a une croissance rapide, tolère des conditions climatiques extrêmes, résiste bien au stress hydrique. Il fait partie des espèces dites « de reconquête », capables de coloniser rapidement un territoire. Son feuillage est persistant rappelant les arbres des forêts d’Europe centrale et orientale, un imaginaire familier pour les immigrés juifs.
Les arbres sont plantés en Palestine, par l’administration britannique comme par les institutions sionistes, au nom d’une vision décliniste du territoire qui aurait été dégradé par les pratiques des populations indigènes. Justification tantôt productiviste, environnementale et spirituelle : le territoire nécessiterait une "régénération".
Après la guerre de 1948, puis de 1967, les arbres sont enrôlés dans le nettoyage ethnique. La plantation de forêts permet toujours d’intégrer les terres palestinienne conquises. Et quand un kibboutz n’est pas fondé sur les terres des villages palestiniens vidés de leur population, elles sont recouvertes de forêts. C’est le cas des villages d’Imwas, Yalou et Beit Nouba détruits par l’Etat d'Israël après la guerre des Six jours, dont les ruines étaient recouvertes par les forêts de pins du parc Canada.
Aujourd’hui, environ 200 villages palestiniens dépeuplés et démolis sont situés dans des parcs, forêts ou réserves naturelles israéliennes. Plus précisément, sur les 68 forêts et parcs appartenant au KKL, 46 recouvrent au total 89 villages palestiniens détruits. Sur l’ensemble du territoire, parc nationaux et forêts participent donc à l’effacement de la Palestine et à la fabrication d’une mémoire tronquée pour les israéliens. Quelles que soient les intentions affichées au fil du temps, ces forêts ont toujours été un pilier de la colonisation : elles servent à l’appropriation des terres, à la construction matérielle et symbolique de l’État israélien, à la dépossession des Palestinien·nes et à l’effacement de leurs modes de vie.
A quoi peut-on s'attendre après ces incendies en matière de politiques de reboisement ? Peut-on espérer des changements ?
Il y a en fait déjà eu une forme d’actualisation des pratiques du KKL selon les nouveaux préceptes écologiques, suite à des critiques et procès menés par des ONG écologiques israéliennes. Depuis quelques décennies, il utilise désormais un mélange d’essences de résineux et de feuillus lors des chantiers de plantation.
Ce qu’on peut affirmer sans trop risquer de se tromper, c’est que les hectares qui viennent de brûler risquent d'être reboisés pour les raisons déjà abordées - les forêts israéliennes restent un marqueur fort de l’identité nationale.
Les forêts ont souvent été établies sur les ruines de villages palestiniens détruits. Ces incendies mettent-ils en lumière cette histoire occultée ? Peuvent-ils ouvrir un débat public sur la mémoire des lieux effacés ? Pensez-vous que ces incendies pourraient ouvrir un espace pour repenser la relation à la terre, en intégrant les savoirs écologiques palestiniens et les mémoires effacées ?
Certaines organisations militantes cherchent à faire des espaces palestiniens effacés — ruines, forêts, quartiers — des terrains de lutte politique au sein même d’Israël. L’ONG Zochrot s’emploient à faire reconnaître la Nakba auprès des Israéliens juifs, par le biais de visites guidées, d’actions pédagogiques ou d’interventions dans l’espace public. Ces militants cherchent à révéler les traces du passé que le paysage vise à effacer. Ils ont par exemple organisé des campagnes pirates de sensibilisation au sein du parc Canada, ont fabriqué de nouveaux panneaux d’information afin de déstabiliser le narratif entretenu par ceux du KKL qui invisibilisent complètement l’histoire palestinienne du territoire.
Mais la majorité des israéliens se tiennent loin de ce type d’initiative. La société israélienne dans sa structure même repose sur le déni de la Nakba et du droit au retour des Palestiniens. Des lois permettent de pénaliser les institutions culturelles qui l’évoqueraient et le récit national transmis par le système scolaire israélien nie son existence.
Mais il faut aussi souligner que de plus en plus, le terme accompagne un discours nationaliste agressif destiné à intimider les Palestiniens de 1948. En 2022, le quotidien Maariv titrait : “La Nakba n’est pas un événement triste, mais joyeux”, tandis que le député Yoav Gallant avertissait les palestiniens depuis la Knesset qu’ils ne devaient pas “répéter l’erreur de 1948” car sinon “le prix à payer [serait] très lourd”.
Depuis le 7 octobre, la société israélienne s’est davantage radicalisée. L’atmosphère génocidaire qui s’est installée en Israël s’inscrit dans la continuité du projet colonial, dont le principe fondamental a toujours été d’obtenir un maximum de terres avec un minimum de Palestiniens.
Une partie de la gauche commence enfin à appeler à un cessez-le-feu. Mais son réveil reste illusoire, déconnecté de la gravité de la situation. Elle refuse toujours de nommer la réalité pour ce qu’elle est - génocide, nettoyage ethnique, apartheid - et se focalise sur la dénonciation de l’”occupation militaire” ou du gouvernement Netanyahu. L’exemple de la “Conférence populaire pour la paix” du 8 mai organisée par diverses organisation de la gauche sioniste (Standing together, It’s time…) en est symptomatique. Malgré un programme dense, elle ne mentionnait ni le génocide, ni le nettoyage ethnique en cours à Gaza.
Il faut reconnaître clairement qu’aucune des solutions politiques envisagées n’est viable tant que perdure le régime d’apartheid israélien. Il ne suffit pas d'espérer ouvrir des espaces de débats au sein de la société coloniale. Il faut soutenir tous ceux qui s’organisent comme un camp d’opposition au régime lui-même. L’espoir réside donc ailleurs : dans celles et ceux qui lui résistent déjà — les Palestiniens, premières victimes de ce système, en première ligne de la lutte. C’est en eux que doivent se concentrer notre soutien, notre solidarité et notre engagement.