Le goût de l’émeute, Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque », Anne Steiner, L’Echappée, 2012, 208 pages, 17 €.
A travers cinq récits d’émeutes populaires de la région parisienne et de l’Oise, Anne Steiner nous fait partager l’esprit d’insoumission et de rébellion de la classe ouvrière de la « Belle Epoque ». Elle décrit des ouvrières et des ouvriers se révoltant contre les injustices et l’exploitation féroce qu’ils subissent. De la grève des terrassiers de Draveil à celle des boutonniers de Méru dans l’Oise, en passant par les « coups de sang » des habitants des faubourgs parisiens, il s’agit d’une plongée vivante et documentée dans le Paris ouvrier des années 1906 à 1910.
En 1908, dans les carrières de sable de la région de Draveil, carriers et terrassiers se mettent en grève pour l’augmentation des salaires, la limitation de la journée de travail à 10 heures et le respect du repos hebdomadaire. Il faut dire que le patronat, ici comme dans bien d’autres secteurs, ne se presse pas d’appliquer la loi instituant une journée de repos hebdomadaire obligatoire, pourtant votée depuis deux ans. Un an plus tard, ce sera au tour des tabletiers et boutonniers de l’Oise. Très vite, les grévistes s’organisent et la solidarité se met en marche : réunions et meetings permettent aux ouvriers de débattre et de populariser leur grève, les « soupes communistes » sont préparées quotidiennement et des souscriptions sont lancées par les journaux, socialistes et anarchistes, et les sections syndicales.
Anne Steiner décrit ensuite les émeutes que déclenchent à Paris l’exécution du pédagogue laïc Ferrer à Barcelone, l’assassinat par les gendarmes d’Henri Cler lors de la grève des ébénistes du faubourg Saint-Antoine, puis l’exécution du cordonnier Liabeuf.
Le livre nous fait côtoyer des foules indisciplinées et frondeuses qui, sur l’air de L’Internationale ou de La Carmagnole chaque fois revisitée, se lancent en manifestation, dévastent au passage les demeures patronales et les usines, pratiquent la « chasse aux renards » (aux jaunes), dressent des barricades contre la troupe, brûlent et saccagent le mobilier urbain, cassent les conduits de gaz pour y mettre le feu et tirent même quelques coups de browning. De quoi rendre fades les émeutes de la jeunesse des banlieues de 2005…
La violence de ces révoltes est à la hauteur de celle avec laquelle la troupe fond sur les manifestants. Gendarmes, dragons, hussards et cuirassiers sont envoyés par Clémenceau pour mater les émeutiers et endiguer les grèves, mettant des régions entières sous une quasi occupation militaire.
Anne Steiner ébauche ainsi une réflexion que ses récits nous invitent à poursuivre. Le mouvement ouvrier est alors à un croisement : entre spontanéité et organisation disciplinée, entre l’insurrection et la voie parlementaire, entre une CGT acquise au syndicalisme révolutionnaire et un parti socialiste de plus en plus légaliste, comment servir au mieux les intérêts des classes populaires ?
Elle nous rappelle que c’est suite aux émeutes du 13 octobre 1909, à l’annonce de l’exécution de Ferrer, que la première manifestation encadrée d’un service d’ordre et négociée avec la préfecture a vu le jour, le 17 octobre 1909 à l’initiative du parti socialiste. Les dirigeants politiques se félicitèrent du succès de cette manifestation qui rassembla alors 100 000 personnes, mais les ouvriers du rang ne le voyaient pas du même œil. Beaucoup pensaient que les députés socialistes élus suite à la poussée de la gauche aux élections n’en faisaient après tout pas moins partie des « quinze mille » : surnom donné aux parlementaires en référence à l’indemnité de 15 000 francs qu’ils percevaient depuis 1906 et qui faisait d’eux une caste bien éloignée du monde ouvrier.
On se régale aussi de photos et dessins de l’époque, de citations de L’Assiette au beurre et de La Guerre sociale (journaux d’obédience anarchiste et socialiste). Le Goût de l’émeute rend contagieux le besoin de révolte qui le traverse et tant mieux !
Aurélie Serva